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17 avril 2007

Il était une fois Walt Disney

Cracher dans la soupe par Marcel Pleau publié dans Le Magazine RG (Numéro 296 Mai 2007) Parmi les menaces auxquelles la culture et l’art sont confrontés à notre époque, aux côtés de l’indifférence et l’insignifiance, figure la tentation pour les élites dirigeantes de la vie culturelle de recourir au populisme afin de s’attirer l’intérêt du public et, par conséquent, l’appui tant des mécènes privés que des fonctionnaires chargés d’attribuer les subventions. L’actualité nous offre un bel exemple de ce travers des gestionnaires de nos grandes institutions : l’exposition en cours au Musée des Beaux-Arts de Montréal consacrée à l’art d’animation produit par les studios Disney de la belle époque, c’est-à-dire du vivant de son fondateur Walt Disney (1901-1966). Cette exposition, de conception française, a d’abord été montée, à la fin de 2006, au prestigieux Grand Palais de Paris et attira 256 000 visiteurs. À Paris comme ici, l’expo est constituée de maquettes, de dessins, d’extraits de films, d’ouvrages illustrés, de tableaux et de photos tirés tant des productions de Disney que des œuvres littéraires ou picturales européennes qui les ont inspirées. Pour son concepteur français, Bruno Girveau, le moment était venu de reconnaître en Walt Disney un « grand artiste ». Pourtant, le communiqué du musée montréalais nous informe qu’au milieu des années vingt, Disney avait déjà cessé de dessiner, confiant alors ce travail ardu et épuisant à ses nombreux employés, d’origine européenne pour la plupart. Admettons qu’il était un grand businessman, au point de se montrer impitoyablement antisyndicaliste lorsque la grève éclate dans son studio, en 1941. D’ailleurs, son conservatisme, teinté de moralisme protestant, devait l’amener à soutenir le maccarthysme de l’après-guerre. En 1947, devant un comité du Congrès, il dénonça ses collaborateurs soupçonnés de communisme. D’autre part, son homophobie le faisait congédier d’autres employés. Un grand artiste? Un salaud talentueux, plutôt! Qui ne connaît pas les personnages créés par Disney? Mickey, Blanche-Neige et les Sept Nains, Cendrillon, Pinocchio, etc. Depuis quatre-vingts ans, ils ont rempli les heures de loisir des enfants du monde entier. À tel point que nous pourrions y dénoncer une tentative de monopolisation de leur imaginaire. Mais là ne serait pas le sens de ma critique. Par ailleurs, on ne saurait nier la qualité technique des artisans de Disney. Le film Fantasia (1940), avec son illustration mémorable de la musique classique, demeure un chef-d’œuvre incontestable. Quant à la présente exposition, la qualité des objets présentés ou la scénographie (sa mise en scène) ne sont pas en cause. Tout est beau et joliment monté. Et les commissaires ont très bien mis en rapport les films d’animation produits par les studios Disney avec des œuvres européennes, de sorte que nous pourrions y déceler non une simple inspiration, mais, peut-être, un « plagiat ». Mais quel artiste n’en imite pas un autre? Cependant, ici, nous avons affaire à des appropriations de l’art classique par une grande entreprise, à des fins purement commerciales. À cet égard, l’histoire du studio Disney est fascinante : au cours des décennies 20-40, l’entreprise est passée d’un stade artisanal à celui de précurseur de nos conglomérats actuels. Disney a inventé la pratique des produits dérivés, en vendant par millions ces Mickey en peluche, et en tous formats. (Je vous invite à jeter un coup d’œil sur une installation amusante d’un artiste contemporain, située au sous-sol du musée, qui rappelle l’ubiquité de la petite souris.) L’exposition nous offre, en prime, une découverte : la projection de Destino, un court film d’animation réalisé en 2003 à partir d’une ébauche de scénario illustrée par un authentique « grand artiste », Salvador Dalí. En 1946, le Catalan travaillait pour le studio Disney sur ce projet, abandonné par la suite, et dont ne subsiste qu’une centaine de dessins et peintures, dont certains sont ici exposés. L’échec de ce projet de film d’animation serait-il attribuable à son arrière-fond érotique? Une culture de masse commerciale En quoi est-il pertinent pour la culture actuelle de consacrer tant de ressources à monter une exposition consacrée à Walt Disney? D’autant plus que nous n’avons pas affaire, ici, à une démarche critique à l’égard du contenu idéologique et politique de ses productions, de leur vision du monde conservatrice, de leur mise au service d’un certain impérialisme culturel des États-Unis, au risque de voir la société Disney refuser sa collaboration en prêtant ses maquettes et ses films. Non, on nous offre plutôt une exposition complaisante qui ne cherche pas à replacer l’art du studio Disney dans son contexte historique, mais uniquement artistique. Ce qui me reconduit à mon point de départ : cette propension de nos élites culturelles à miser sur le populisme. Lors de la visite de presse, Bruno Girveau appelait les élites à cesser de mépriser la culture populaire. D’accord! Mais, en aucun cas, les produits de grandes entreprises de divertissement, du genre de Disney, ne doivent-ils être considérés comme relevant d’une culture populaire du simple fait d’intéresser un public innombrable. Pour Disney, comme pour les autres conglomérats de divertissement, tout projet est soumis à des études de marché exhaustives, pourvu ensuite de budgets considérables pour la réalisation et la promotion, le tout dans le dessein d’engranger d’énormes recettes. Parlons plutôt avec justesse : il s’agit d’une culture de masse commerciale qui, contrairement à la culture d’élite, n’incite pas à une jouissance créatrice, mais à une consommation passive. Nous devons, hélas!, constater la décadence de l’ancienne culture d’élite (et non, élitiste), que d’aucuns dénonçaient jadis comme « bourgeoise ». Celle-ci était fondée en grande partie sur des notions de qualité et conçue en tenant compte de l’histoire, en l’occurrence le canon des grandes œuvres. En rapport également avec les cultures populaires telles l’artisanat, le conte oral, le folklore en musique et la danse. Il n’y a pas si longtemps, des échanges sincères s’engageaient entre les élites artistiques et un public moins fortuné et instruit, mais avide de « grand art ». Les formes et les contenus de l’art populaire alimentaient à leur tour l’art d’élite. Une boucle de rétroaction au bénéfice de tous. Au cours des dernières décennies, l’emprise grandissante des conglomérats de divertissement et d’information tels Disney, Time Warner ou, chez nous, Quebecor, finira par rendre désuet ce modèle d’interaction entre l’art d’élite et son public. Le secteur muséal est désormais devenu un relais de prestige dans les stratégies médiatiques des grandes sociétés. Déjà, en 2000, au Musée Guggenheim de New York, le styliste Giorgio Armani, après avoir donné quinze millions de dollars au musée, s’est vu offrir en retour une exposition de ses « œuvres ». C’est pour cela que je trouve désolant de voir nos grandes institutions culturelles, comme le Musée des Beaux-Arts de Montréal, s’adonner à des opérations dont l’objectif est de regarnir leurs tiroirs-caisses dans un contexte de coupures dans l’aide publique. Si le manque d’argent entrave leur mission éducatrice, la quête éhontée de fonds pourrait compromettre leur vocation de principal soutien de l’art. Site du musée : www.mbam.qc.ca Il était une fois Walt Disney Aux sources de l’art des studios Disney Musée des Beaux-Arts de Montréal Jusqu’au 24 juin 2007