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28 mai 2009

La sublimation des ruines

 Robert Polidori 
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 22 mai au 7 septembre 2009

Robert Polidori, catalogue bilingue de l'exposition, avec un essai de Paulette Gagnon, co-édition du M.A.C.M et de Steidl et Camera Work, mai 2009, 84 planches couleur


Vous suggérer simplement d’aller voir cette exposition de photographies lui serait injuste ; vaudrait mieux vous inciter d’aller la contempler…

L’exposition de l’artiste new-yorkais Robert Polidori (né à Montréal, en 1951) nous présente cinq séries de photos réalisées entre 1985 et 2007. Elles illustrent, chacune à sa façon, la figure de la ruine : Beyrouth (les destructions de la guerre civile), La Havane (le délabrement de la ville, résultat de cinquante ans de dictature castriste), Tchernobyl (les suites de l’explosion de la centrale nucléaire), La Nouvelle-Orléans (les dévastations suite au passage de l’ouragan Katrina.)

Et, Versailles, sa première série, amorcée en 1985, qui montre la réfection de certaines salles de cet immense palais. Ici, nous avons affaire à une ruine hautement symbolique : ruine financière de la France des Louis XIV à XVI qui a dû en défrayer les coûts de construction. Symbole de l’absolutisme royal et de sa chute en 1789. Lieu d’humiliation de la France, en 1871, lorsque Bismark, vainqueur de Napoléon III, y proclama la création du deuxième Reich. Et, plus tard cette même année, ce palais devenu quartier général, de la réaction contre la Commune, et de son cortège de milliers de victimes. Et, en 1919, lieu où se négocie un traité si injuste pour l’Allemagne vaincue qu’il a créé, en partie, les conditions de la prise du pouvoir de Hitler. Et, plus près de nous, un immeuble devenu un Disneyland touristique que le pouvoir quasi royal de François Mitterand aura voulu parachever par la réfection des espaces abandonnés à la poussière… Une restauration pleine et entière !

Polidori a su faire émerger de ses images de ruines, autre chose que ce qui est simplement donné à croquer par son appareil-photo. Il a transformé, par son travail d’artiste, des images de laideur (ces ravages causés par la nature, la guerre, la dictature, la technologie, la politique…) en manifestation d’une qualité rare dans la production artistique contemporaine : le sublime.


Les représentations artistiques de la beauté peuvent s’appuyer sur la nature érotique de celle-ci. J’emploie ce mot non dans sa connotation sexuelle mais, plutôt, dans un sens plus général : les jouissances que tire notre corps de la vue, du toucher, de l’odorat d’un autre corps, d’une végétation, d’un paysage, voire de formes abtraites. A contrario, les représentations qui réussissent à faire émerger le sentiment du sublime ne peuvent que transfigurer ce qui, à prime abord, passe pour être horrible, laid, de mauvais goût ou simplement banal. Ce qui explique leur rareté et la méfiance des artistes à en tenter la réalisation.

Le sublime devient alors une sensualité non pour le corps mais pour l’intellect (‘esprit’, ou encore ‘âme’, selon une conception traditionnelle chargée de connotations métaphysiques). Tel un prisonnier, notre intellect ne vit qu’au sein d’abstractions que favorisent les processus du langage et du calcul : la réduction heuristique de la réalité, le repérage et l’interprétation des signes, l’élaboration et, ensuite, l’évaluation d’actions à entreprendre, les jugements portés sur les êtres et le monde. Pour nous permettre d’aller de l’avant dans la vie, ces processus de notre intellect assèchent nos émotions par des mots et des chiffres. Le sublime, élaboré par l’artiste, nous procure donc des sensations salvatrices qui nous permettent non seulement de comprendre le monde mais, que celui-ci soit amer ou sucré, de le goûter.




Aux antipodes de la photo de presse qui vise à nous ‘informer’, les images de Polidori nous révèlent une dimension insoupçonnée, celle de former notre perception du monde, c'est-à-dire la pleine intellection de celui-ci, qui s'allie, dans son effort sans cesse repris, aux jouissances du corps que procure le saisissement du beau.