Libellés

24 septembre 2011

Pour l’avènement de l'art

N’hésitons pas à saluer la décision du Musée d’art contemporain de Montréal de consacrer la programmation estivale de cette année à une exposition de certains trésors de sa collection permanente, qui, faute de place, sont rarement présentés aux visiteurs. Déjà, Le grand redéploiement de la collection, est le titre de l'exposition d’une centaine d’œuvres, en tout genre, acquises par le musée surtout au cours des deux dernières décennies. Depuis sa fondation, en 1964, le Musée d’art contemporain a constitué une fort respectable collection de créations de notre époque, d’artistes  tant québécois qu’étrangers.

Cette exposition pourrait, certes, répondre à des objectifs moins louables que celui de nous permettre d’avoir accès à des œuvres qui, d’habitude, s’entassent dans les réserves. Des budgets en baisse pourraient conduire le musée à faire contre mauvaise fortune bon cœur en meublant ses cimaises à moindre coût. Ou encore, en mettant en évidence l’exiguïté de ses espaces d’exposition, envoyer au pouvoir politique un clair message : le musée doit impérativement s’agrandir!

Quoi qu’il en soit, on se doit de louanger ce projet de remplir tous les espaces disponibles d’une sélection, certes inégale, comme tout choix en art, d’œuvres déjà exposées. Cela d’autant plus que pendant la saison estivale de nombreux musées, ici et à l’étranger, essayent, presque désespérément, par des blockbusters, de s’attirer surtout les touristes qui mieux disposés qu’en temps normal à débourser pour voir de l’art. En effet, il est déplorable que les musées, par appât d’un gain facile pour remplir des tiroirs-caisses cruellement dégarnis en ce moment de coupures de subventions et de commandites, ou encore par désir de s’auréoler d’un prestige supposé, s’inspirent trop souvent des stratégies de la culture populiste qui prédomine depuis déjà assez longtemps.

Au centre de ces stratégies : capter l’intérêt des médias et du public, ou, pour reprendre un vocabulaire désuet, les masses populaires, source ultime de légitimité et de pouvoir. Et pour capter cette attention très volatile une recette éprouvée : « créer l’événement ». Mais, qu’est-ce qu’un événement? La banalité du terme ne doit pas nous leurrer. Il n’est pas question, ici, d’une occurrence de faits, bon ou mauvais, dans la trame d’une vie ou d’une activité quelconque. Car, à notre époque, où notre expérience devient médiatisée à outrance, nous subissons tous un nombre invraisemblable de ces « événements » créés de toutes pièces. En matière culturelle, le public sera donc invité non seulement à débourser pour aller au cinéma ou assister à un concert, mais pour acquérir des produits tels un cd, un dvd, et même un livre. Comme nous sommes tous submergés par de tels produits, cela ne suffit plus désormais de faire une publicité attrayante pour attirer l’attention. L’expérience proprement esthétique s’efface devant une expérience plus largement existentielle… L’important alors sera d’effectuer le parcours temporel et spatial proposé par l’événement. De pouvoir dire : « J’y étais! »

Sur le plan muséal, les événements seront créés autour d’artistes connus de nom par tous : Picasso et ceci, les Impressionnistes et cela… Plus récemment, les musées élargissent ces événements pour y inclure les vedettes de ces arts hybrides que sont la mode, l’architecture, le design et le cinéma. Je dis « hybride » parce qu’ils comportent une composante industrielle et ont recours à de nombreux collaborateurs qui secondent la création d’un artiste principal à son centre.

L’événement muséal, imitant ainsi ce qui est la norme de la culture populiste, essayera par tous les moyens à devenir spectaculaire. Certes, dans le domaine des arts visuels, l’œuvre d’art offre sui generis un spectacle. Mais, de nos jours, cela ne suffit plus pour attirer l’attention du visiteur qui, souvent, cherche une plus-value à son passage au musée. Ce « spectaculaire » que propose l’événement, s’impose à notre champ de vision, déjà soumis à un flux d’images qui submergent notre regard du visible. Souvent, faute de discipline et d’éducation, le spectateur ne perçoit plus qu’une foule d’apparences fugitives et apparemment dépourvues de sens. Cela peut conforter notre sentiment existentiel d’être-là, mais qu’est-ce qu’on a vu, au juste?

Les effets conjugués de ces tendances seront néfastes pour les arts d’expression subjective telles la peinture, la sculpture, l’installation, la vidéo et la photo. Orphelines d’un événement, les œuvres seront, au mieux, consignées aux salles clairsemées de la collection permanente, au pire, remisées aux dépôts. Dans le contexte d’une déficience de l’éducation aux arts visuels, soit à l’école ou dans les médias, on ne doit pas s’étonner que, en l’absence d’encouragement, l'intérêt s’émousse lorsque les œuvres sont présentées hors événement.

Même si elle ne débouche pas sur la production d’une œuvre, l’exercice du regard (et, nous pourrions dire de même de l’écoute et la lecture) constitue une pratique artistique. Car, celui-ci est aiguisé, en amont, par l’éducation et la fréquentation des œuvres et, se déploie, en aval, dans une synthèse personnelle, par définition provisoire, qui juge et hiérarchise tout ce qui a été vécu, vu, entendu et lu au cours d’une vie.

******

Ce qui nous ramène à Déjà, Le grand redéploiement de la collection. Fort heureusement, en organisant cette exposition, le MAC cherche moins à créer l’événement qu’à promouvoir l’avènement de l'art et des œuvres singulières qui le matérialisent. Offrir, fût-ce pour un bref moment, un contact renouvelé avec une œuvre rescapée d’obscures réserves est à l’antipode d’un spectaculaire factice et superficiel. L’exposition en permanence d’œuvres marquantes, nous permet de revivre selon des dispositions personnelles changeantes le véritable spectacle qu’une œuvre nous donne.

Déjà, nous propose de nombreuses oeuvres marquantes de l’art contemporain, dont celles, entre autres, de Bill Viola, de Shirin Neshat, des Québécois Courchesne, Gauthier, Racine.

Mais, pour moi, cette exposition aura été l’occasion de retrouvailles avec l’un des trésors de la collection du MAC : The Red Room-Child, de l’artiste new-yorkaise, d’origine française, Louise Bourgeois. Décédée en 2009 à l’âge de 98 ans, elle a réalisé cette œuvre en 1994. Quelle prodigieuse longévité! D’ailleurs, le MAC s’était déjà porté acquéreur de cette œuvre avant la présentation au musée, en 1996, de l’exposition Louise Bourgeois, Locus of Memory, Works 1982-1993, mise en circulation par le musée de Brooklyn. Cette acquisition a été un véritable coup de maître puisque The Red Room-Child constitue une œuvre-phare de cette artiste prolifique et qui figure en bonne place dans les monographies qui lui sont consacrées.

Je me souviens assez bien de cette exposition : j’étais étonné de la créativité de Louise Bourgeois. Cependant, obnubilé par l’événement, dirais-je aujourd’hui, j’ai passé trop vite, et sans les apprécier à leur juste valeur, devant tant d’œuvres majeures, dont le The Red Room-Child. Heureusement, cet été, je n’allais pas rater l’occasion de contempler cette œuvre, d’autant plus qu’elle ne se trouve pas « noyée » au sein d’une rétrospective.

Mais qu’est-ce que le The Red Room-Child ? Il s’agit d’une installation où l’artiste a assemblé de nombreux objets trouvés disparates, retouchés par elle, ainsi qu’un certain nombre de sculptures en petits formats. Lors de ma visite, j’ai passé une demi-heure fort agréable à analyser tous les détails de l’installation. Du moins, ceux qu’il m’était permis de voir compte tenu de l’agencement de l’œuvre. En effet, l’aspect extérieur de l’installation se présente comme une enfilade, en cercle, de vieilles portes que l’artiste a récupérées d’une maison de chambres ou d’un hôtel miteux de New York, du genre de ceux qui accueillaient très lucrativement les vagues d’immigrants venus trouver une meilleure vie, en Amérique. En tout, treize portes, dont une seule porte possède une fenêtre, sur laquelle se lit une indication fort significative : PRIVATE . Mais le cercle n’est pas fermé : entre deux portes, un espace réduit demeure libre. Un cordon, cependant, en interdit l’entrée.

En effet, la configuration de l’oeuvre oblige le spectateur, avide de connaître l’intérieur, de se transformer en voyeur. Cela d’autant plus que la porte vitrée ne permet pas d’apercevoir tous les objets disposés dans cette chambre singulière, et dont il soupçonne que leur choix par l’artiste n’aura pas été gratuit. Le spectateur devenu voyeur aura vite fait de coller le regard dans l’embrasure des portes jointes, ou, en dernier ressort, s’allonger le cou par l’entrée laissée libre pour tenter d’identifier les objets.

Maintenant, ce spectateur devenu voyeur éprouvera quelque prévention à vouloir observer un phénomène intime, celui de la conception et la vie des enfants dans une cellule familiale. Car cette installation ressemble à une cellule : d’ailleurs, Louise Bourgeois nomme ses installations justement des Cells. Une cellule sanguine également, qui sera suggérée par la prédominance du rouge, couleur du sang. Mais qui est aussi le symbole de la passion, de la violence, de la maternité, du féminin… Lieu clos, que rompt cette entrée interdite au spectateur, symbole de l’organe reproducteur de la femme. C’est pourtant la seule issue de ce monde replié sur lui-même. Espace privé, mais soumis à la surveillance d’intrus.

Le spectateur poursuivra son inventaire : ces rappels des processus biologiques telles les sculptures que Louise Bourgeois y a ajoutées. L’une présente une forme tubulaire en spirale, couleur rouge bourgogne, qui diminue de taille au centre avant de s’agrandir vers le bas. Un clair symbole de circulation sanguine. Les autres objets sculptés, toujours peints en rouge, sont des mains d’enfants enlacées ainsi qu’un grand bras maternel. Une armature de tissage de textile, rappelle les manufactures où ces familles devaient souvent trouver leur subsistance. Mais, ici, cet appareil sert surtout de métaphore de la procréation : les bobines de fil sont toutes rouges sauf une, bleue, en rappelle l’apport masculin.

Mais aussi de nombreuses références, parmi les objets trouvés, retouchés ou non, à vie domestique: les bocaux en guise de tirelires disposées, ci et là, et remplis de pièces de monnaie; une armoire pour les premiers soins; un fanal, peint en rouge évidemment; plusieurs sabliers, symboles du temps; deux valises typiques des années quarante, mémoire des migrations peut-être hasardeuses de cette famille; des lampes de poche; des mitaines sur lesquelles sont écrits TOI et MOI; un escabeau; une tête de veau (?)!

Ai-je épuisé la signification de The Red Room-Child? J’espère que non, puisque la fécondité d’une œuvre d’art se mesure par les multiples constructions de sens qu’elle nous permet de concevoir. La signification de l’art, que ce soit en art visuel, en littérature ou en musique, ne se donne pas comme une révélation qui émane de l’œuvre, mais, plutôt, elle se construit par le spectateur, l’auditeur ou le lecteur à partir de son expérience et de sa formation.

Pas besoin, non plus, de s’immiscer dans la vie intime ou secrète de l’artiste à la recherche de je ne sais quel sens originel ou intention explicite. Pour peu que cela nous intéresse, l’autobiographie de Louise Bourgeois se lit dans ses étranges artefacts, dont le MAC peut s’enorgueillir de posséder l’un des plus importants. Reste à espérer que dans un avenir pas si lointain notre musée puisse disposer d’espaces pour l’exposer en permanence. Ce sera le meilleur hommage à rendre à cette artiste majeure. Ce sera un pas de plus hors de la logique inhérente du spectaculaire promu par des événements voulus accrocheurs. Un pas vers l’avènement de l’art et du véritable spectacle qu’il nous offre.