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23 mai 2013

Adieu au papier (?)



Depuis que j’ai l’Internet haute vitesse à la maison, mais probablement bien avant, je perds l’habitude de lire les quotidiens imprimés au profit d’un regard rapide et distrait, il faut le dire, sur une dizaine de journaux et sites en trois langues. Chose qui était assez difficile auparavant. Est-ce la fin du quotidien traditionnel? Lisez la fable que mon ami portoricain, Carlos Ortiz, a récemment écrite et que j’ai librement traduite de l’espagnol.

                                La détresse du petit Boris


Renifler la bouffe du Maître était pour moi une joie matinale. Pas seulement parce qu’une bonne nourriture le rendait heureux, mais parce que, moi aussi, je mangeais un bon plat de son déjeuner.  Alors, chaque matin, je sentais le jeune homme qui ne manquait pas de se joindre à nous, que mon Maître nommait Ken. Très tôt, Ken m’appelait à haute voix: « Boris!», et il me lançait un paquet d’imprimés.

Je courrais de la terrasse pour le livrer à mon Maître. C’est alors que celui-ci partageait avec moi son délicieux déjeuner. Il se concentrait avec grand intérêt sur la série de signes, de symboles et d’images que renfermait ce papier et l’exquise odeur de son encre. À les regarder attentivement, il souriait parfois, fronçait les sourcils à l’occasion, mais le matin s’achevait toujours bien. Cela faisait partie de notre rituel quotidien jusqu’au jour où Ken cessait de lancer le journal dans notre jardin. 

Désormais, il ne s’arrêtait plus devant notre maison. Sur sa bicyclette, Ken s’arrêtait pour y déposer le quotidien à la maison voisine, à droite, et ensuite à celle de gauche, mais rien chez nous. Peu de temps après, il n’est plus revenu dans le quartier. Et, un bon matin, est apparu à l’entrée de notre jardin un livreur de marchandises. Hélas, celui-ci n’a pas apporté quelque chose que je puisse pendre entre les dents. Mon Maître a dû sortir et s’en charger. Et même si le livreur s’en était chargé, il ressentait une extrême urgence de s’occuper lui-même de cette marchandise. Je ne pouvais, ordre de mon Maître, ni toucher ni même venir renifler cette lourde et morne boîte, qu’il a posée et déballée sur sa table de travail, là où d’habitude il lisait son quotidien en déjeunant. Maintenant, assis devant un écran aux couleurs bigarrées qui montre, je le remarque, le logo du quotidien que je tenais auparavant entre les dents. Hélas, de cet écran, aucune odeur ne se dégage, rien qui puisse me donner de l’appétit, rien qui ne m’incite à le lécher. Aussi, mon Maître ne partage plus avec moi son déjeuner, et m’offre seulement ces boîtes d’une quelconque nourriture qui ne me rappellent en rien ces déjeuners que nous avions ensemble dégustés. Ni même celui-ci prend le temps de jouir d’un repas matinal, mais, bien au contraire,se contente d’ingurgiter une substance que je n’oserais toucher et de boire des liquides que je ne boirais jamais, telles ces nombreuses tasses de café. Désormais, son rituel matinal n’est plus le mien. Mais, quelque temps après, mon Maître, fort excité, se fâche subitement. Il se parlait à mi-voix de méchants, d’invasions et de maladies. À l’écouter, moi qui ne détectais rien, ni aucun intrus, ni aucune infirmité,  je me demandais si ce mal n’avait atteint mon museau… J’ignorais tout à fait ce qui se passait chez lui. Il semblait en proie à de grandes difficultés, alors que je n’étais pas en mesure de l’aider. Au lieu de m’appeler à lui comme autrefois, il saisit le téléphone pour demander de l’aide, laissant l’appareil branché sur le haut-parleur de manière à se concentrer entièrement sur l’écran. J’entendis à ce moment-là une voix que j’ai reconnue!  « Nous regrettons que vous connaissiez actuellement de nombreux problèmes avec notre site. Nous essayerons de le réparer à distance. »  Au bout du fil, nul autre que Ken...