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10 mars 2014

Fruit d'insomnie (Les méchancetés)

Tragique, parfois, ou banalement tatillonne, la méchanceté bureaucratique se montre d’autant plus cruelle qu’elle s’abrite sous le manteau d’un respect pointilleux des normes, supposées dépourvues des passions qui agitent les humains depuis toujours. Or, en grattant la fine couche de patine dont cette neutralité fictive recouvre de telles obligations, nous pouvons y déceler les failles sismiques des intérêts en conflit présents à leur origine. Cette perfidie souvent caractéristique des vastes appareils étatiques qu’exige une société d’une complexité inouïe, comme la nôtre, est trop largement connue pour que je m’y attarde. Comme la croûte terrestre, la société demeure vulnérable à de violentes secousses, mais d’habiles lois et règlements promettent de pacifier les conflits ou à tout le moins d’en amoindrir les effets. La condition sine qua non : l’impersonnalité. La structure organisationnelle publique se donne le souci de réguler la vie de populations entières en offrant, du moins en principe, un traitement égal aux citoyens. Il importe peu que ces derniers prennent conscience ou non de la véritable nature de telles lois et normes, celle de constituer une imposition à laquelle nous acquiesçons presque toujours, une fois passées les velléités de rébellion. Reste donc à déterminer, à tout moment, le prix exigé pour une telle paix et qui en assumera le fardeau.

Je bâille. Car à cette heure tardive, quand le sommeil se fait attendre, mon esprit échauffé par cette dialectique depuis une demi-heure bifurque vers l’autre bureaucratie, aux côtés de l’État, celle des gigantesques structures commerciales, qualifiées de 
« privées », sous l’emprise desquelles nous devons aussi conduire notre vie. Il ne s’agit pas, en ce cas, d’une imposition, mais plutôt d’une séduction engagée en permanence dont l’objectif ultime vise notre assentiment continu à l’achat de biens et de services, certains utiles, nécessaires même, et d’autres superfétatoires.

A l’opposé de l’impersonnalité de la structure publique, l’organisation privée se démarque par un souci réel pour l’individu, ce client et ce consommateur. Et l’enchantement, voire l’ensorcellement, ne s’exerce dans aucun autre secteur de l’économie avec davantage d’acuité que dans l’information par la voie d’Internet. Ici, le souci commercial prend des allures d’une méchanceté paradoxale. Toujours avec un rictus affable, les sociétés géantes qui s’y affrontent ne se contentent plus de nous vendre quelque chose, mais, au terme d’un vrai pacte faustien, achètent notre âme! Toutes ces données sur nos vies, que nous leur donnons avec empressement ou qu’elles prennent sans que nous le voulions ou même le sachions, serviront à nous rendre une cible facile pour des campagnes publicitaires. On cherche à nous faire croire que leur intérêt particulier représente notre bien commun. Voilà le prix à payer pour se servir, souvent « gratuitement », de tant de merveilles, qui, hier encore, passaient pour de la science-fiction.

Les coupables, nous les connaissons bien et nous les aimons! Puisque ces entreprises sont connues de tous, il est inutile de les nommer autrement que par la majuscule de leur marque de commerce: G, M, Y, F, T, A pour les plus importantes d’entre-elles. Ces lettres résonnent comme le code génétique de la nouvelle culture née du mariage entre le populisme et le commerce.

Mais déjà la somnolence diminue la vigueur de ma réflexion et je consens à laisser ces méditations pour le lendemain, dans quelques heures tout au plus, quand je me lèverai à nouveau devant l’écran de mon ordinateur pour observer le monde à travers les filtres de G, M, Y, F, T, A...