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14 juin 2016

Orlando, ou la plaie béante des États-Unis


A well regulated Militia, being necessary
to the security of a free State,
the right of the people to keep and bear Arms,
shall not be infringed
Deuxième amendement   (1791)
Constitution  des  États-Unis d'Amérique


Après la fusillade à Orlando, le 12 juin dernier, après la stupeur et les larmes aux premières heures, après l’indignation et la colère même des jours suivants, s'impose maintenant à nous le temps d’une sobre analyse quant à la nature de ce drame et de ses conséquences. Un franc-tireur à l’évidence déséquilibré, mû par l’homophobie ou le djihadisme, ici l’histoire s’embrouille pour expliquer cet acte terroriste commis, somme toute, avec peu de moyens, mais qui résonne sur la planète entière. Ce crime est le dernier en date d’une série interminable de semblables méfaits de ces anges de la mort, tel cet extrémiste de droite norvégien qui a massacré, en 2011, 69 personnes, en majorité des enfants immigrés. Ou, plus près de nous, Marc Lépine, le tueur de quatorze jeunes femmes à l’École polytechnique de Montréal, en 1989. 

Dresser une liste de pareilles atrocités n'entre pas dans mon propos. Plutôt, je voudrais insister, à partir de l’horreur du 12 juin, sur le pays où elle s’est produite, pour réfléchir un peu, non sur les mobiles du tueur d’Orlando — homophobie, culpabilité religieuse, djihadisme, que sais-je au fond?—, mais sur la désolante récurrence de ce genre de fusillades aux États-Unis, secouées à tout moment de la sorte dans ses tréfonds, et dont l'onde de choc se répand vite ailleurs. Il s’agit d’une des failles sismiques majeures du pays : les armes à feu, voire des armes de guerre, comme cette mitraillette qui a ravagé, la nuit du 12 juin, le club Pulse. Mais surtout de la déconcertante facilité pour les obtenir. 

Adolescent, le souvenir en demeure vif chez moi, j'étais devant l'appareil noir et blanc de la famille, quand Jack Ruby, de son propre chef ou comme mandataire d’un autre, tuait en temps réel, dirions-nous aujourd’hui, le présumé assassin du président Kennedy, pourtant encadré par des policiers. Ai-je alors compris qu'il ne s'agissait plus de ces morts jonchant les westerns qu’Hollywood nous abreuvait à l’époque? Sans en être vraiment certain, je devais percevoir l’horreur véritable à laquelle j’assistais en direct. De ce fatidique 23 novembre 1963, jour de l’assassinat du président, au 12 juin 2016, depuis déjà un demi-siècle, un grand cirque macabre dresse son chapiteau ça et là aux États-Unis; il vient de plier bagage d'Orlando et se met assurément en route vers l’emplacement de son prochain spectacle. Ainsi la plaie béante qui lacère ce pays ne se cicatrise jamais entièrement. Pour preuve : le tableau publié dans le quotidien britannique The Guardian  qui répertorie mille fusillades, grandes ou petites, perpétrées dans ce pays dans les 1,260 derniers jours. Jetez-y un coup d’oeil, ça vous écoeurera:

Ne touche pas à mon gun !, claironne, avant même que soient enterrés les victimes d’Orlando, le démagogue et mythomane, Donald Trump. Celui qui a fait irruption depuis un an dans la course à la présidence en transgressant toutes les règles du jeu et même les valeurs affirmées du système politique américain, se porte à la défense, tel que reconnu dans la Constitution, du droit absolu des citoyens de posséder des armes à feu. Mais il n'est pas le seul : depuis des décennies, tout un lobby puissant, l’infâme National Rifle Association, une majorité d'élus au parlement fédéral, le Congrès, de même que la Cour suprême s'y opposent. Même dans le cas d’armes de haut calibre comme celle qui a massacré tant de fêtards la nuit du 12 juin. Malgré les émois suscités par la tuerie d’Orlando, rien n’indique que ce rapport de force pour les armes à feu soustraites à un plus grand contrôle soit remis en cause dans un avenir prochain. On aura beau crier haut et fort que ceux qui s'opposent à des contrôles d’armes agissent en complices des meurtriers, ce qui est assez vrai, les États-Unis, ses politiciens comme ses citoyens en général, sont sur cette question, comme sur tant de problèmes urgents, tels les changements climatiques, devant de profonds clivages qui conduisent à une impasse tant politique qu’institutionnelle, au niveau fédéral comme au sein des états constitutifs de la fédération. À Washington, le Congrès, agit, règle générale, avec une lenteur extrême, dans une ambiance de forte polarisation partisane exacerbée. Cela entraîne régulièrement la paralysie du processus politique. Ce qui serait moins grave, si dans la société, au sein des conflits qui l’animent, des solutions en marge des politiques susciteraient avec le temps de larges consensus. L’émergence au cours des années soixante-dix du Gay Lib, est une belle illustration de l’élargissement des libertés et de l’ouverture d’un espace social dans lequel le mariage pour les couples de même sexe a pu devenir vraisemblable. Il est plus que douteux que de telles brèches puissent à nouveau se produire dans un pays chauffé à blanc par les discours de Trump, qu’il emporte ou non la présidence.

Comment expliquer, donc, l’exception des États-Unis parmi tous les pays démocratiques du monde en ce qui touche aux armes à feu? Puisque je ne suis pas un spécialiste de la question, je me contenterai de quelques hypothèses possibles : comme origine de la méfiance généralisée contre l’État, souvent considéré comme un appareil d’oppression plutôt que d’une structure de défense des citoyens (voir les origines du pays dans la révolte des colons contre l’État impérial britannique) ; le mythe fondateur de la conquête de l’Ouest et la nécessité d’armes pour vaincre la résistance des sauvages, tels que les désignaient les westerns, mais aussi des malfaiteurs blancs ; l’arme elle-même en tant que fétiche, cette supposée source magique de la puissance ; l'arme comme un symbole phallique, qui rassure la virilité de celui qui en doute. Ici, je me sens obligé d’ajouter de nombreux points d’interrogation, car je me rapproche dangereusement du socle primitif des humains de partout et de tout temps : la violence, ses formes et ses attraits. Ce qui me désole le plus aux États-Unis, c’est cette culture mortifère qui se nourrit d’actes de violence, avec ou sans la présence d’armes à feu. À son tour, la violence réelle est récupérée par les grandes corporations dispensatrices par la voie de la télévision, du cinéma, des jeux vidéos, par la musique aussi, d’une glorification de la violence et de la mort sous les représentations les plus diverses.



À la fin de 2015, les États-Unis comptaient, selon une estimation, quelque 322 700 000  habitants. Le voyageur étranger y constatera facilement la grande diversité, d’un état à l’autre, de cette société. De fait, le pays est constitué d’une myriade de sous-sociétés emboîtées les unes dans les autres. Il s’agit d’un ensemble trop complexe, donc, pour se contenter de généralisations sommaires. N’empêche, je m’autorise à affirmer qu’aux élections générales du 8 novembre prochain, les États-Unis affrontent, comme destin, le spectre de la décadence, qui déjà ravage leur société. Les armes à feu, dans leur prolifération maintenant hors contrôle, constituent bien, pour reprendre ma métaphore, une faille sismique dans la vie de cette nation, de cet empire diront d’aucuns. Chaque secousse, avec son cortège de morts et de blessés, plonge ses habitants, les uns dans l'horreur ou le deuil, les autres dans la peur et la paranoïa. Voilà le terreau propice aux démagogues et despotes en puissance, du genre de cet abominable, ou tout simplement minable, monsieur Trump, surtout auprès d'une population peu éduquée, frappée par les contrecoups de l'économie mondiale et chloroformée par d'insipides médias. Violence, consommation obsessionnelle, délabrement des infrastructures, égocentrisme des élites barricadées derrière leurs clôtures électrifiées et, chacun avec son gun, autant de signes parmi d’autres qui pointent vers la décadence des États-Unis. Plus qu’un déclin d’ordre économique ou militaire, qui s’établit relatif à d’autres pays et demeure susceptible d’être redressé, plus sourdement, la décadence sape peu à peu de l’intérieur la fibre vivante, tel le cancer, d’une société, d’une civilisation incapable de trouver des solutions aux problèmes qui l’assaillent. Il est légitime de s'interroger, pour finir, quant aux conséquences de cette décadence des États-Unis sur le reste de la planète, de ce monde devenu, de la Chine à la Turquie, de la Russie à l'Arabie, profondément hostile aux libertés. 

24 mai 2016

Arôme d’éternité...

Les peintures à fresques de Pompéi, 
voilà la leçon sublime,
 voilà l’azur de pensée qui me délivre de moi-même
 par son arôme d’éternité.

Antoine Bourdelle
lettre à André Suarès
Naples, le 30 septembre 1922




Fresque représentant un satyre et une nymphe. Enduit peint.
Pompéi, maison des Épigrammes, Museo Archeologico Nazionale Naples


À défaut de voyager sur les lieux des grands sites archéologiques, il nous faut profiter des expositions que les musées mettent à notre portée. Ainsi, jusqu’au 5 septembre, le Musée des beaux-arts de Montréal nous offre un parcours, certes limité, mais combien précieux, d’artéfacts et d’oeuvres d’art récupérés depuis les derniers siècles sur le site de Pompéi, près de Naples. À la veille de l’éruption du volcan, le Vésuve, le 24 août de l’an 79, à peine quelque mois du début du court règne de l’empereur Titus, Pompéi était une prospère cité romaine. La scénographie soignée de cette exposition contient une étonnante vidéo immersive qui nous offre une petite idée de la rapidité et de l'ampleur de la catastrophe. Mais l’attrait principal, ici, pour l'amoureux de l'art, ce sont les oeuvres qui jadis décoraient les murs, les fresques, et les planchers, les mosaïques, des maisons cossues des patriciens romains.

J'ai vu et revu cette exposition et chaque fois, la contemplation des fresques et des mosaïques m'a plongé pendant de longues minutes dans une rêverie semblable à celle que décrit le sculpteur français, Antoine Bourdelle (1861-1929). Outre les fresques érotiques, qui ont conservé au cours des siècles leur piquant, celle qui représente une cérémonie sacrée de la secte d'origine égyptienne, Isis, m'offre d'assister là, parmi les officiants et les fidèles, à des incantations laissées pour toujours aussi silencieuses que mystérieuses. 

Admirer la beauté surgie des mains de ces magnifiques artistes, libres ou esclaves, ne nous empêche aucunement de reconnaître que les raffinements de Pompéi, comme ailleurs dans l'Empire, furent possibles grâce au travail servile; et de même, le rôle joué par les rapines et les violences dans l'éclosion de cette civilisation éblouissante. 


Après avoir longuement parcouru les salles du musée, je ne peux m'abstenir de songer aux réactions des humains de l'avenir devant les objets qui, en 2016, agrémentent, croyons-nous, notre banalité. En l'an 4,000, on y présenterait, peut-être, dans ce musée virtuel par implant dans la rétine et en 3D quelques artéfacts et oeuvres d'art, récemment retrouvés dans The lost city by the sea, jadis nommé Manhattan avant d’être inondée à la suite des changements climatiques (cf: Spielberg, Artificial Intelligence 2001). Respireraient-ils alors de nous un arôme d’éternité?



18 février 2016

L'ouragan Jutra


Aujourd'hui dans le trône et demain dans la boue

Pierre Corneille
Polyeucte




AVERTISSEMENT : Vu l'état d'hystérie qui s'instaure au Québec après le passage de l'ouragan Jutra, il me semble opportun de prévenir le lecteur qu'il ne trouvera, dans ce qui suit, aucune apologie de la pédophilie ou de la pédérastie, ni, au contraire, une incitation à une justice expéditive et vengeresse, mais seulement un appel à la raison.


C'est fait! Partout au Québec, on s’affaire à retirer les plaques des rues et des parcs arborant son nom; les prix du cinéma ne seront plus des Jutras; mais le pire, c'est la décision de la Cinémathèque québécoise de débaptiser sa salle principale. Cette institution phare du cinéma au Québec a trahi son mandat et son devoir, qui étaient de protéger le cinéaste au milieu de la tourmente. 

Plusieurs leçons devront être tirées de cet ouragan médiatico-politique. Dans ce qui suit, je me contenterai d’en énumérer sommairement quelques aspects. On ne peut guère reprocher aux éditeurs de la biographie de Claude Jutra leur opportunisme, car un scandale comme celui-là doit bien assurer le succès commercial du livre. Mais ce qui me laisse perplexe est le travail du biographe. N’ayant pas lu l’ouvrage, je m’interrogerai que sur le sens, ou plutôt le non-sens, pour lui de consacrer tant d’efforts et de temps à son biographié, pour, à la suite de quelques révélations, bien fondées ou non, c’est à voir, le déboulonner du trône d’estime d’où il régnait vers les fanges d’une opinion publique toujours friande de secrets d’alcôve. Ensuite, la manipulation de l'opinion par les médias, nouveaux comme anciens, a largement contribué à gonfler les vents du scandale, suscitant ainsi la peur panique chez les politiciens d'être teintés de complaisance à l'égard de la pédophilie; eux qui jadis avaient cherché, en baptisant rues et parcs ci et là au Québec, à profiter d’un prestige facile associé alors au nom de Jutra, nom désormais toxique selon le mot d’un commentateur. Prochaine étape, les réactions en boucle dans le peuple marquées par un anti-intellectualisme coutumier. On s’en prenait aux privilèges accordés aux écrivains et aux artistes, à ceux qui se croient au-dessus de la morale commune, voire des lois. Ces réactions trouvaient dans le cas Jutra un terreau fertile, car tout ce qui touche à la pédophilie et aux rapports d’adultes avec des adolescents se noie dans l'irrationalité, tant chez ceux enclins à chercher leur plaisir, si l’emploi du mot est correct, auprès des mineurs que chez ceux que ces comportements horripilent. Pas étonnant alors d’observer une méfiance enracinée contre les professionnels (psychologues, psychiatres) qui tâchent d'infléchir ces inconduites sexuelles réprouvées socialement et à en prévenir la récidive. Pour finir, on s’avise à regret du manque de courage des milieux artistiques à résister aux rafales conduisant à l’exécution symbolique du cinéaste; leur incapacité, dans le cas précis de Jutra, de calmer le jeu en faisant valoir la distinction entre l'individu, désormais taré, et l’artiste de talent, créateur d'une oeuvre inestimable, promue sûrement au rôle de victime collatérale de ce lynchage. 

Et que dire de Claude Jutra en tant qu'individu, sinon qu'il était en la matière, j'en fais le pari, le pur produit de ce catholicisme qui, au cours des siècles, par l’exigence d’un voeu de renoncement à la sexualité pour accéder au sacerdoce, a créé les conditions pour l’agression sexuelle ou simplement physique des enfants à la charge des religieux. Mais, au cours de cette tempête de février 2016, pas de circonstances atténuantes, ni présomption d'innocence, encore moins d'un procès juste et équitable, selon les lois : le peuple voulait un sacrifice et un supplicié. Les médias et les politiciens lui en ont livré un. Non l'homme, car défunt, mais ce qu'il possédait de plus cher, son oeuvre cinématographique. Quelle institution (de la télévision, des collèges, des universités, etc.) oserait maintenant programmer ou soumettre à l’étude ses oeuvres? Combien de temps Jutra, l’artiste, demeurerait-il au purgatoire? Ou en enfer? Nous venons d’assister à une espèce d'autodafé, un bûcher, censé purifier la Nation des méfaits du diable. En 48 heures, le Québec a séjourné au Moyen-Âge, pour se réveiller en pleine Union soviétique, où Claude... ah! j'oublie déjà le nom, cette non-personne est désormais extirpée de notre mémoire collective. Ironie du sort pour celui qui s'est suicidé aux premiers symptômes de l'Alzeimer.