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08 avril 2017

Donné à voir, offert à penser





La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
Charles Baudelaire
 ( in Correspondances, Les Fleurs du Mal )


Du haut de son inutilité souveraine, l'Art se montre peu apte à devenir un outil de connaissance. À preuve, les ambiguïtés que comporte le mot Art, telles ses supposées propriétés « métaphysiques ». Rien de tel dans mon propos. Le sens de ce vocable monosyllabique se limitera ici à sa fonction courante : celle d'englober sous un seul chapiteau commode les productions hétéroclites et constamment renouvelées de ceux désignés comme artistes, dont les œuvres se rattachent, parfois de manière ténue, à des disciplines constituées il y a de cela des siècles, telles la peinture et la sculpture, ou plus récemment la photographie et la vidéographie, ou encore, tout dernièrement, les arts médiatiques.

À quelques exceptions près, l’art contribue peu à l’établissement d’un savoir nouveau. Certes, les oeuvres d’art du passé, par leur condition de document sur leur époque et sur les us et coutumes des hommes d’alors, restent, au même titre que des fonds d’archives, une source de renseignements précieux pour les sciences humaines et, évidemment, pour l’histoire.  Comme l’on été au cours des siècles les recherches des artistes sur les matériaux à employer et sur les divers modes de représenter le monde et les hommes. Les connaissances ainsi acquises se sont intégrées au savoir du moment, et donc du nôtre. Cette tradition se poursuit en art actuel autour de recherches sur les technologies de pointe (les techniques immersives, la réalité virtuelle, l’intelligence artificielle, par le visible, mais aussi l'audible) dont se servent les artistes, seuls ou en collectifs, dans leurs productions et celles-ci contribuent à plein titre à notre savoir, même si pour l’ignare que suis en ces matières, il n’est pas facile de prévoir à quoi elles aboutiraient. Quoiqu’il en soit, d’époque en époque, ce savoir devient un savoir-faire en rapport aux techniques de représentation et aux matériaux employés.

En art dit contemporain ou actuel, selon les vocabulaires, pour me limiter aux seules pratiques artistiques de notre époque, s’opère souvent un repérage dans un passé proche ou lointain, ou encore dans le moment présent, à la recherche d'êtres, de lieux, d’objets, de récits, de coutumes, de sens. Ce que les artistes, pas tous certes, manifestent dans leurs oeuvres ne se rapporte pas tant à des connaissances par eux acquises, mais à la réactualisation de ce que le spectateur est appelé à reconnaître, de ce qui est déjà connu, méconnu, oublié, refoulé.

Ainsi, dans la photographie ci-dessus, de mon ami Michel Gagnon, que puis-je reconnaître de ce qu’il a su repérer au détour d'une ruelle du Plateau Mont-Royal, en un après-midi de décembre? Cette photo ne ressemble en rien à ces images manipulées qui ont cours, mais est le fruit plutôt de ce qu'Henri Cartier-Bresson nommait un « instant décisif ». On y voit une scène banale pour tout citadin nordique, le lendemain d’une tempête, cette violence hivernale récurrente et souvent meurtrière trop bien connue. Dans la captation de cet instant de vie, une femme munie d'une toute petite pelle entreprend le déblaiement de sa voiture enfouie afin de reprendre sa condition d’être civilisé, que symbolise l’automobile. Debout, elle se tient au repos pendant un instant afin d’évaluer sans doute la tâche qui l’attend. Son manteau noir détonne singulièrement avec la blancheur ambiante, comme si un corbeau géant se serait posé sur ce tapis de neige. Notre regard se déverse au fond de la ruelle, comme dans un entonnoir, vers l’arbre solennel du parc, que l’hiver met en sommeil. L’image de mon ami revêt alors une teinte funèbre qu’accentuent les rayons tamisés d’un soleil prêt à disparaître. Cette scène retrouve dans mon imagination une valeur symbolique qui transcende sa banalité : le théâtre d'un combat à arme inégal de tout être humain soumis à l’hostilité de forces largement supérieures, comme celles déchaînées de la Nature.

Symbole? Symbolique? Voilà des mots qu’il convient, je le reconnais, d’employer  avec précaution. Je parie que cette photo d’une scène hivernale restera incomprise d'un enfant né sous les tropiques, un objet de curiosité tout au plus. Pour eux, la saison des pires menaces reste l’été avec ses pluies torrentielles, ses inondations, ses glissements de terrain, ses tornades et ses ouragans. Je repense aussi à ce que me racontait l’autre jour un ami né dans les Antilles. Aux premières heures de son premier hiver à New York, émerveillé devant la scène enneigée de Central Park, il s'arrête et s'agenouille devant une flaque pour y vérifier avec le doigt si cette eau gelée possède la même consistance que les glaçons des cocktails servis sous les palmiers de son île natale. Cette anecdote fera sourire les gens du Nord habitués aux rigueurs du climat. En la rapportant ici, j’entends souligner que « l'universel », tant claironné, n'existe guère en lui-même, mais renvoie toujours à une culture commune, forcément distincte, en partie du moins, de celles qui se trouvent sous d’autres latitudes. 

Je suis né en plein été dans le 46e parallèle nord, où j’ai vécu toute ma jeunesse avant de m’établir, en 1968, à Montréal (qui se trouve dans le 45e). La  photo de Michel me rappelle les interminables hivers de mon enfance; de cet enfermement les jours de froid intense; de l'ennui sans fin, faute de jeux et de compagnons; de ces douloureuses gelures après vingt minutes de marche rapide, par moins 20 degrés Celsius, pour me rendre à l'école. À Montréal, je garde en mémoire mes expéditions dans les rues du centre-ville au lendemain d’une tempête monstrueuse, en mars 1972. Au même moment, une grève des cols bleus venait aggraver les conditions déjà pénibles qui rendaient la plupart des rues inaccessibles, sauf par motoneige, en raquette ou sur des skis. De tels souvenirs, comme tant d’autres, témoignent d’une détestation de l’hiver bien enracinée chez moi, au point de prendre dans ma conscience la forme d'une fatalité, celle d’une détermination géographique de mon être. Avec le retour du froid, je m’efforce, sans trop d’enthousiasme, de sortir de la passivité d’une vie casanière pour pallier le manque d'énergie et la carence d'ensoleillement. Ce combat contre la neige, la glace et le froid me laisse aussi fourbu et solitaire que cette bonne femme de la photo. Parmi mes amis, certains cherchent à apprivoiser l’hiver par des activités extérieures et la pratique de sports de saison. De mon côté, je m’y résigne en songeant à ces personnes qui estiment sentir en elles une féminité prisonnière d’un corps masculin, ou l'inverse. En raison de ma naissance estivale, n’aurais-je pas une âme tropicale durement corsetée par un corps nordique?

Comme je m’égare dans des considérations personnelles, je reviens donc à mon postulat de départ :  « Inutile, l'art », disais-je. À force de souvent feuilleter des revues et de visiter régulièrement galeries et musées, il m'est aisé d'entrevoir la quantité stratosphérique d'objets physiques et de projets « immatériels», tels les photos et les vidéos, que le monde de l'art diffuse chaque année, tous genres et pays confondus. Mais parmi ces productions hétéroclites et constamment renouvelées, combien d'œuvres échappent à toute récupération politique (pour un parti, un chef, une cause, une identité, une idéologie, une gloire nationale ou pour exalter une vertu civique)? Combien d’artistes réussissent à se maintenir à bonne distance des commerçants de l’art le moins scrupuleux, mais si prompts à transformer leurs oeuvres en marchandises et en cotes? Combien d’artistes ne succombent pas à la mode du jour, aux préoccupations du moment ou à la tentation de convertir leurs oeuvres en objets de décoration, en artisanat sophistiqué ou en design huppé, les destinant de la sorte à meubler de leur insignifiance bureaux et logements? Combien d’oeuvres, à la fin, resteront mémorables pour leur signification culturelle ou sociale? À vrai dire, l’accumulation débordante actuelle trahit un destin moins splendide pour l'art contemporain que pourraient le présager les apports techniques, les trouvailles stylistiques et les innovations formelles d’aujourd’hui. Cependant, malgré cette production pléthorique, le côté « magique » de l’art réussit à convertir son inutilité en aliment essentiel de notre vie. Au-delà des techniques et des matériaux employés, ou de questions formelles, le spectateur avisé recherche de nouvelles oeuvres qui le touchent autant dans ses émotions qu’aux niveaux sensoriel et intellectuel ; des oeuvres qui lui fournissent de l'oxygène et qui rehaussent son existence. Pour espérer être essentielle, une proposition artistique doit devenir pertinente et s’auréoler d'une zone aimantée, aussi indéfinissable que vivement ressentie par le spectateur. Séduit ou simplement charmé, le spectateur restera toujours maître de ce qu'il voudrait ou désirerait en retirer.

Une telle zone aimantée, j'ai l'ai ressentie dès le premier coup d’oeil porté sur l’oeuvre de Michel. Comme l’atteste la photo qui est l’objet de ce texte, le sens artistique de mon ami, venu tardivement à la photographie, s’affermit de jour en jour. Pour son plaisir, Michel l’a prise lors d'un moment aussi imprévu que béni. Ensuite, il me l’a donnée à voir et me l'a offerte comme matière à penser. N’est-ce pas là la raison d’être de l’art?




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