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27 mars 2018

Retour et détour des mots


Le 21 février dernier, j’assistais à une discussion informelle autour du thème « L’art et la politique », au centre de documentation en art contemporain, Artexte, situé en plein Quartier des spectacles de Montréal. J'avoue avoir hésité à m’y rendre, car je craignais que l’aîné que je suis ne se trouve peu à sa place au sein d’une assistance majoritairement composée de milléniaux. La discussion s’est déroulée de façon spontanée, c’est-à-dire sans que l’on approfondisse la question des rapports entre l’art et la politique. Il faut bien l’avouer, ce genre de rencontre où chacun y va de son opinion s’avère rarement propice à un vrai débat, où, dans le but de faire avancer la réflexion d’un auditoire, les tenants de positions opposées, fruits d’étude et de raisonnement, s’affrontent dans le choc des arguments. Hélas!, sauf ci et là dans quelques îlots de pensée, notre culture paresseuse et encline au consensus impose partout, ces « conversations », selon le sens que ce mot prend maintenant dans la langue anglaise.

Mon intervention au cours de la soirée ne visait qu’à conseiller la prudence sur cette question, car pour se maintenir comme véhicule d’expression de notre subjectivité, l’Art doit se garder d’embrasser de trop près la politique. Ces remarques m’ont valu d’être gentiment traité de « privilégié » de la part d’une jeune femme. Cette épithète est moins vexante, j’en conviens, que celle de « bourgeois », une insulte facile qui tenait lieu de repoussoir pour les avant-gardes dites historiques. Je n’ai pas eu le temps de lui répliquer qu’à l’aune de la misère qui sévit sur la planète, nous étions tous des « privilégiés » dans cette salle, qu’une autre femme me rappelait que les « victimes d’oppression » n’ont guère le loisir de jouir de l’Art… Cependant, l’objection, qui m’a mis sur la défensive, a été proférée de manière lapidaire par un jeune homme avec cette phrase terrible : « Tout est politique! ».

Étrange destin de ces mots d’ordre d’une autre époque qui reviennent nous hanter malgré un contexte politique ou culturel différent. J’ignore quel peut être le sens précis du mot « politique » pour mon contradicteur, mais je doute qu’il la conçoive comme moi il y a 35 ou 40 ans. Probablement dans un sens plus identitaire comme c’est aujourd’hui la mode.

Moi, dans ce passé déjà lointain, je n’aurais pas hésité à lancer un tonitruant : « Tout est politique! » au cours d’une réunion. Sous l’emprise du marxisme à l’époque, ma posture intellectuelle semblait se justifier par mes engagements, simultanément la cause nationale et la lutte des classes, et ensuite, ce qui siphonnera longtemps mes énergies, la libération gaie. À tout moment, l’idéologie marxiste venait me rappeler mon devoir politique de subordonner ma personne insignifiante à l’une ou l’autre de ces glorieuses entreprises collectives… Plusieurs décennies m’ont été nécessaires pour m’affranchir de cette morale marxiste. D’abord, avec l’aide d’un puissant purgatif nommé Nietzsche ; après quoi, le « souci de soi » venait à ma rescousse.

En passant, il convient d’être méfiant de ces mots d’apparence si simples, tels ART, POLITIQUE, comme tant d’autres de notre vocabulaire usuel. Pour reprendre un terme tiré de l’informatique, ils nous servent d’agrégateurs de phénomènes, ou, plus précisément, d’agrégateurs de représentations de phénomènes.  Les phénomènes sont, comme nos représentations de ceux-ci, en constante mutation.

D’ailleurs, ce « Tout est politique! », n’est même pas une affirmation marxiste; croyez-moi, j’ai assez pataugé dans ce marécage théorique pour le savoir. Non pour le marxisme, ce sont les « rapports de production » qui déterminent le reste des activités sociales et le système politique. Le principal problème réside dans ce « TOUT » qui se voit régir par son prédicat « POLITIQUE ». Quel est son domaine? Sûrement pas la physique ou la biologie. Moins encore, nos conduites sociales, nos émotions, nos sentiments, nos désirs, nos activités sexuelles, nos amitiés. Où s’arrête le tout du politique? Quelles sont les exceptions à sa règle? Nous entrevoyons déjà les brèches de ce « TOUT ». Clairement, l’Art, qui englobe les arts plastiques, les arts de l’image, la littérature et les autres pratiques textuelles, la musique, se loge dans de telles brèches, ce qui lui permet d’échapper à une emprise trop marquée du politique, comme de tout pouvoir fût-il économique.

D’Ailleurs, s’il est un milieu qui devrait rester circonspect devant toute velléité de récupération provenant d’un État, d’une bureaucratie, d’une organisation sociale, d’une entreprise privée, d’un mouvement « identitaire » ou d’une minorité ethnique, c’est bien celui des arts, toutes disciplines confondues. Les arts dans l’histoire ont suffisamment souffert de leur subordination, de gré ou de force, à un pouvoir, à une idéologie ou à une « bonne cause » pour ne pas se montrer méfiants d’instinct.





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