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25 avril 2018

Le prix de la démesure


« NAPOLÉON ART ET VIE DE 
COUR AU PALAIS IMPÉRIAL »
 Musée des beaux-arts de Montréal
présentée du 3 février au 10 mai 201





François-Pascal-Simon Gérard (1770–1837), Portrait de Napoléon en grand habillement, 1805, huile sur toile. Château de Fontainebleau, musée Napoléon Ier. Photo © RMN-Grand Palais / Art Resource, NY / Gérard Blot.



Dès son arrivée dans l’élégant pavillon du Musée des beaux-arts de Montréal, inauguré en 1912, le spectateur est prié de gravir, sur un long tapis rouge, les marches d’un escalier majestueux le conduisant à l’exposition. Le hasard m’a favorisé le jour de ma visite : pendant mon ascension, sans aucun autre visiteur, ni devant ni derrière pour me distraire de l’émotion, l’œil fixé sur l’imposant insigne  « N » sur un panneau en haut des marches, que je montais cérémonieusement comme pour accéder à un panthéon dédié à la gloire d’un « grand homme ». 

L’étage atteint, l’émotion « esthétique » ressentie fut troublée par un malaise « moral » : tout ce que j’ai pu connaître sur Bonaparte et son régime au cours de ma vie, ce que j’ai lu, entendu ou vu, comme les sombres gravures « Los Desastres de la guerra » de Goya, tout remontait à la surface de la conscience. Et le bilan s’avère franchement négatif. L’énergie me manque pour décrire plus en détail le régime despotique constitué par Bonaparte, qualifié par certains commentateurs de « protototalitaire » : une concentration du pouvoir poussée à l’extrême, l’élimination effective d’une vie politique comme contre-pouvoir bénéfique, l’emprise de la censure sur la presse et l’édition, le rétablissement de l’esclavage dans les colonies, la militarisation de la France, les guerres et conquêtes, les exactions multiples au cours des campagnes militaires, son alliance opportuniste avec l’Église, la trahison du legs progressiste de la Révolution, etc.

N’était-il pas néanmoins un « grand homme » ? Je me refuse d’employer cette expression fort désuète à nos oreilles, et qui exhale un parfum passablement éventé du dix-neuvième siècle. Notre époque ne conçoit plus que le regard porté sur autrui puisse atteindre l’individu dans l’intimité de son être, mais seulement l’effort de s’en faire une idée par l’examen rigoureux de ses faits et gestes. Par contre, qui oserait prétendre que Napoléon Bonaparte ne fût point un important personnage de l’Histoire, pas seulement française ou européenne, mais mondiale?

Aucune envie, par ailleurs, chez moi d’inventorier en détail les portraits et dessins, artefacts et objets religieux, vaisselles et ustensiles, mobilier et tentures, costumes et tissus, de tous ces objets qui donnent aux salles du musée les airs d’un palais, là où les happy few du régime jouissaient d’une belle et agréable vie.

Ma première impression de l’exposition restait donc assez décevante. Je n’y voyais qu’un tribut de plus payé à la légende de cet « Usurpateur », comme les tenants de l’Ancien Régime apostrophaient Bonaparte. Au-delà d’une superbe scénographie, marque de commerce du Musée des beaux-arts de Montréal, je croyais que rien de ce qui s’y trouve ne m’apporte des éléments d’une connaissance accrue de cette époque troublée.

Au moment où je m’apprêtais à quitter le musée, je m’obligeais par acquit de conscience à effectuer un autre tour de l’exposition.



Hyacinthe Rigaud (1659 – 1743) Modello pour le Portrait de Louis XIV en grand costume royal, 1701, huile sur toile 55,7 x 46 cm Achat, dons de W. Bruce C. Bailey en l’honneur de Hilliard T. Goldfarb, et de Dan et André Mayer, fonds de l'Association des bénévoles du Musée des beaux-arts de Montréal, fonds de la Campagne du Musée 1988-1993, et les legs Serge Desroches, Hermina Thau, David R. Morrice, Mary Eccles, Jean Agnes Reid Fleming, Geraldine C. Chisholm, Margaret A. Reid, F. Eleanore Morrice, Harold Lawson, Marjorie Caverhill, Harry W. Thorpe et Mona Prentice, inv. 2017.51




Et là, je vis ce qui m’avait auparavant échappé, un véritable coup de génie des commissaires : dans la première salle y dominait un grand portrait en pied de l’empereur. Immédiatement à sa droite, le modello (terme désignant une esquisse finale en format réduit d’un tableau commandé) du fort célèbre Portrait de Louis XIV en habit royal, peint par Hyacinthe Rigaud, en 1701, et qui se trouve au Musée du Louvre. Récemment acquis par le musée montréalais, ce modello est accroché sur le panneau différent, en retrait vers l’arrière du portrait de Napoléon. Ces quelques centimètres de profondeur, en soi tout un abîme, ont une portée symbolique immense qui dépasse de loin la distance d’un siècle qui sépare leur création respective. D’un tableau à l’autre, mes yeux scrutaient la moindre trace d’une différence. Dans le portrait de Louis XIV, peint moins de quinze ans avant son trépas à l’âge de 72 ans, le visage vieilli et sûrement peu en santé du roi me semble n’exprimer qu’un air souffreteux mêlé à un souverain mépris. Au-delà des traits de sa personne, ce qui ressort le plus de ce tableau est la fonction presque millénaire de roi de France.

Par contre, dans le portrait nettement plus grand de Napoléon, peint peu de temps après s’être couronné « empereur » le 2 décembre 1804, le visage me semble impénétrable. Tout au plus se manifeste une preuve de jeunesse et de force. Son visage semble étranger au reste du tableau, au costume de sacre et au mobilier. Rien d’étonnant en cela, puisque Napoléon, ayant mieux à faire, ne posait jamais et laissait à ses artistes le soin de peindre son visage de mémoire. Cette imprécision sur le faciès, si on le compare avec celui du roi, accentue mon impression d’un être dépourvu d’une ascendance marquante, d’un homme qui, seul, s’est hissé au pouvoir.

Mais la véritable révélation, je la trouvai dans les portraits mêmes : dans celui du roi, l’incommode costume d’apparat, le tissu intérieur est blanc, celui du dehors bleu, sur lequel sont cousu des fleurs de lys. Dans le portrait de l’empereur, le dehors est en rouge avec des abeilles. Toute une part de la propagande du régime impérial m’était ainsi révélée. Chaque élément de ces portraits de l’empereur comportait une dimension symbolique et répondait à des impératifs politiques, celui d’asseoir son pouvoir despotique en manque de légitimité. À commencer par la couleur rouge pour se démarquer du bleu royal; et de l’abeille en opposition au lys, de l’abeille productive, symbole de l’ascension de la bourgeoisie, contre le lys ancestral, symbole depuis toujours de la royauté. Maintenant, je m’explique la surabondance du tapis rouge dans le simulacre de salle du trône surtout, presque au point de nous aveugler…

Tout — portrait, meuble, vaisselle, vêtement — devient hymne à la gloire de Napoléon. J’ignore si le narcissisme de l’empereur explique son insistance à célébrer en tout lieu sa personne. Mais ce qui m’apparaît évident, c’est qu’il se servait de toute chose, comme de toute personne, pour élargir son pouvoir. À preuve, le mécréant Bonaparte signant avec le pape un concordat qui restitue les privilèges de l’Église de France en échange de l’appui de celle-ci à son régime. Ou encore, désireux de se donner un héritier, Bonaparte répudia Joséphine, son épouse restée infertile, pour marier une princesse autrichienne et future mère de son fils, l’infortuné « Aiglon ». Une alliance tant politique que personnelle.

Asseoir son pouvoir despotique à tout prix! L’exposition au Musée des beaux-arts de Montréal souligne la contribution des artistes et artisans à la propagande du régime. Sont partout reproduits, dans les objets exposés, les effigies de l'empereur, ses symboles, ses armoiries, ses insignes. Ces derniers ont si bien servi leur monarque, que je crois entendre le discours silencieux des objets de la tablée impériale :  « Écoutez, vous qui venez chez moi, buvez de mon gobelet, mangez de ma fourchette, car Je suis le Maître de la France, le Conquérant de l’Europe. »

En contrepoint avec les autres salles, consacrées à l’art et à la vie de cour au palais impérial au sommet de la gloire de Napoléon, la fin du parcours de l’exposition abouti à une salle aux airs de chambre mortuaire, dédiée à sa chute et à son exil définitif vers une île perdue de l’Atlantique.

Denzil O. Ibbetson (1785-1857), Napoléon sur son lit de mort, 1821, huile sur toile. Genève, Collection Comte et Comtesse Charles-André Colonna Walewski, en prêt à long terme au Musée des beaux-arts de Montréal. Photo Thierry Genand.

Cet étonnant portrait de l’empereur sur son lit mort est placé seul au mur donnant sur la sortie. La lumière tamisée de la salle, où le visiteur entend en boucle le triste Adagio de la Sonate pour piano # 31, de Beethoven, que Bonaparte a grandement déçu, permet la projection tout autour de ce tableau des vagues de l’océan, à la fois renvoi à son lieu d’exil et métaphore de l’infini. 

Je suis donc sorti par là où je suis entré, en descendant, non sans vertige, l’escalier majestueux au tapis rouge. Ce tapis rouge qui maintenant prend la valeur d’un fleuve de sang dont Napoléon fut coupable. Et je me suis demandé ce qu’il faut retenir de ce personnage qui entre dans l’histoire, le 9 novembre 1799, au lendemain d’un coup d’État au sein du pouvoir révolutionnaire, au poste de « Premier consul ». Un titre qui s’inspire de la Rome antique, comme celui plus tard d’ « Empereur des Français ». Hélas, Napoléon n’a pas cru bon de devenir un Auguste, ce premier empereur romain pour qui les objectifs primordiaux demeuraient la consolidation de l’Empire et sa pérennité. Non, Bonaparte, avec ses campagnes militaires et ses conquêtes, rêvait plutôt de rivaliser avec Jules César. Pour le malheur des Français et de l’Europe tout entière!




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