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15 décembre 2018

Archive : La sagesse du nihilisme (texte de 1987)


Je suis maintenant googlisé! Heureux moment à voir surgir des fonds insondables de l’océan Google mon texte paru en 1987 dans Copie Zéro, l’annuaire des films québécois sortis en 1986, publié par la Cinémathèque québécoise.

Ce matin-là, en lisant l’étrange essai de l’écrivain français Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, paru en 1978, j’y étais allé à la pêche en vue de connaître l’emploi actuel du concept de nihilisme tel que Nietzsche l’entendait. Alors, je suis tombé sur mon La sagesse du nihilisme : Une interprétation du DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN. Étudiant occasionnel, je l’ai écrit en octobre 1986 dans le cadre d’un débat que j’organisais à l’Université du Québec à Montréal autour du film de Denys Arcand, sans conteste l’événement culturel de l’année. Hélas! le débat n’a pas eu lieu pour cause de grève étudiante. Par contre, ce fâcheux contretemps m’a valu un agréable repas en compagnie du cinéaste et de mon professeur de philosophie. 

Que vaut ce texte aujourd’hui? Une autocritique ou un désaveu me semblent inutiles. En le lisant de nouveau, davantage comme un pianiste qui s’exécute devant une partition, la musique des mots me revient. Par le souvenir, se fait ressentir mon désarroi de l’époque, pourtant nettement moins menaçante que l’actuelle. Dans ma vie, les années 1984-1988 peuvent se nommer « ma période nietzschéenne ». Nietzsche agissait en moi comme une espèce d’antidote contre l’influence jusque-là prépondérante du marxisme. 

Sauf pour quelques corrections mineures, je le reprends ci-dessous tel que publié. Il me sert d’une photographie, ou d’une imagerie par résonance magnétique, si l’on veut, de ma pensée prise à un moment donné. À l’évidence, une partie de notre corps s’immobilise dans une mystérieuse matière temporelle, prompte à nous asséner des coups à un moment inopportun. Et telle une photo vieille de trente ans, mon sentiment d’étrangeté se dégage moins de ce que j’étais que de ce que je suis devenu.

Certes, je n’écrirais plus comme ça aujourd’hui. Je chercherais un style plus fluide et moins alambiqué, mais surtout une approche différente, en évitant la facilité du placage d’une théorie, doctrine ou philosophie sur une production artistique ou littéraire.

Trente ans plus tard, la vie m’instruit chaque jour sur la complexité des aspirations et des comportements des êtres, et des méandres des liens qui nous unissent ou nous divisent. De sorte, que j’en suis venu à me méfier de tous ces mots en « isme », tels nihilisme, individualisme, fascisme,  socialisme, populisme, impérialisme, libéralisme, nationalisme, cosmopolitisme…

Avant de passer au texte de 1987, je terminerai avec une citation de Nietzsche tirée de l’essai de Klossowski : 

« Le « philosophe » est-il encore possible aujourd’hui? L’ampleur de ce qui est su est-elle trop vaste? N’est-il plus invraisemblable qu’il ne puisse parvenir à, tout embrasser de son regard, d’autant [moins] qu’il sera plus scru­puleux? Sinon trop tard lorsque le meilleur de son temps sera révolu? A tout le moins abîmé, dégradé, dégénéré, en sorte que son jugement de valeur ne signifiera plus rien? Dans le cas contraire, il deviendra un dilettante pourvu de mille antennes, et ayant perdu le grand pathos, le respect de soi-même — la bonne, subtile, conscience. Suffit, — ni il ne dirige ni il ne commande plus. » 




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La sagesse du nihilisme : 
Une interprétation du DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN


La civilisation euro-américaine amorce-t-elle un lent, mais inexorable déclin? C’est une thèse que semble soute­nir Denys Arcand dans son film LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN.

S’interroger sur les indices qui nous permettent d’affirmer cette thèse, comme le fait le réalisateur, est une voie hasar­deuse, comme l’est également l’interpré­tation des conséquences de ce présumé déclin. Pour ceux qui se reconnaissent sous le vocable politique de «gauche», il serait le prélude à une ère de justice pour un tiers-monde exploité par l’impérialisme; pour ceux qui se reconnaissent sous le vocable politique de «droite», ce même déclin offre le spectre du suicide de l’homme blanc, tenu redevable jusqu’ici des progrès accomplis par l’humanité. Pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce vocabulaire, le débat ainsi posé n’aurait que peu d’intérêt.
À mon avis, une préoccupation plus pressante surgit du débat : quel est notre rapport subjectif à cette civilisation, dont le déclin est ainsi annoncé? Hormis les éternels optimistes, qui pourrait nier que, pour une bonne part, notre subjectivité actuelle est fortement imprégnée d’un sen­timent de décadence et d’un pessimisme généralisé sur l’état actuel et futur du monde. Dans le but de comprendre cette subjectivité et d’en évaluer les conséquen­ces sur la vie et la pensée, j’utiliserai des exemples tirés du film d’Arcand, qui cons­tituent, en quelque sorte, un remarquable condensé de cette subjectivité.

Les personnages du DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN, tout individua­listes qu’ils soient, témoignent à bien des égards d’un long processus, que nous nom­mons «histoire», symbolisé dans le film par le long travelling du générique. L’aboutis­sement de l’histoire serait-il ce type d’humanité indépassable que nos person­nages représentent? Sont-ils ces «derniers hommes» dont parla Nietzsche, il y a un siècle, pour décrire une humanité devenue méprisable par sa mesquinerie et son épui­sement, dépourvue de tout espoir de dépas­ser son état actuel. Cette humanité qui ne sait pas trop ce que signifie la création, le désir et l’amour, alors qu’elle se targue d’avoir inventé le bonheur.

Sommes-nous ces «derniers hommes»? Chose certaine, la lecture de cette prophé­tie du Zarathoustra me donne plus de fris­sons qu’un film de science-fiction! Cette sensibilité pessimiste, ce senti­ment de vivre la décadence, Nietzsche les nomme nihilisme. Le nihilisme signifie pour lui «que les valeurs supérieures se dévaluent» qu’il «manque la réponse à la question du pourquoi?» Le nihilisme naî­tra justement de la perte de croyance dans ces valeurs désormais dévaluées. Ainsi, un sentiment d’avoir été longtemps dupé et un souci d’éviter de l’être à nouveau apparaissent-ils comme les caractéristiques du nihilisme. Le scepticisme radical qui en résulte face à toute interprétation du monde aurait comme conséquence, d’une part, de susciter un désir de percer le men­songe et l’illusion, tout en entraînant, d’autre part, une paralysie de l’activité devant la question nihiliste par excellence «à quoi bon»? 1

À l’aide du concept du nihilisme, j’amorcerai ici une réflexion sur cette sub­jectivité contemporaine si troublante.

La fin des sacrifices?

Les cinq personnages du film, qui ont entre 35 et 45 ans sont bien représentatifs d’une génération qui a vécu les nombreu­ses mutations des années soixante. Les valeurs, avec un grand «V» qui structu­raient, voire tyrannisaient la vie des géné­rations précédentes, se sont dévaluées; c’est-à-dire qu’elles perdaient l’efficacité nécessaire pour former le destin des sujets selon ses préceptes. Puisque ces valeurs cessaient d’avoir une apparence absolue et intemporelle, les conditions sociales qui les ont vu naître pouvaient se lire en elles, ouvrant la voie du relativisme, preuve irré­futable de la décadence des valeurs.

Il n’est pas question ici de ces valeurs «transcendantes» de l’homme, venues de la morale et de la métaphysique chrétien­nes, dont la dévaluation remonte déjà à un bon moment — je suis d’accord pour sou­ligner à cet égard le retard du Québec. La culture occidentale a bien fini, du moins en apparence, par en digérer les effets. Je songe plutôt à ces représentations des qua­lités dites immanentes à l’homme dans son rapport immédiat au monde: c’est-à-dire la production et la procréation. Les valeurs «production» et «procréation» n’existant que dans la mesure où elles déforment les phénomènes plutôt aléatoires du travail et de la sexualité.

Nombreux furent ceux de la généra­tion des années soixante, pour qui les valeurs impératives de la «production» et de la «procréation» cessaient d’avoir la force d’une «loi du troupeau» pour parler comme Nietzsche. Une pareille loi avait peut-être sa raison d’être dans une société en pleine construction, où les sources matérielles de la puissance passèrent par l’agrandissement d’un territoire et l’aug­mentation d’une population. Mais nous avions l’impression dans les années soixante que notre monde — occidental ou capitaliste — avait atteint son apogée, et que l’essentiel était accompli. Que peuvent bien signifier alors ces valeurs impérati­ves et leur cortège de sacrifices imposés aux générations précédentes?

Le sacrifice de la consommation au profit de l’accumulation, et le sacrifice de l’élan naturel vers l’orgasme aux fins stric­tes de la procréation constituaient dans cette société, un carcan au destin person­nel de la très grande majorité, à l’excep­tion bien entendu de quelques êtres suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour transgresser la «loi», et vivre selon leur désir, tout en y assumant les conséquen­ces de leurs gestes.

Le vécu nihiliste

La projection du vécu vers l’avenir, source de promesse, à partir d’un sens aigu du passé, source de légitimité marqua anté­rieurement la société. Avec l’instauration du rapport à l’expérience qui découle d’un vécu axé sur la consommation, devenu par la suite le modèle unique de notre rapport à l’expérience, cette projection est deve­nue problématique. La reconnaissance du moment présent, seul lieu physique du temps, enlève tout sens aux fictions néces­saires que sont le «passé» et «l’avenir». Ce temps réel, s’il est condition de l’action, est aussi vécu comme manque, donc source de la frustration.

Pour nos personnages qui ont vécu ces mutations, la perte de croyance dans les valeurs d’antan, la détresse devant la chute d’un monde ordonné sont compensées par une inflation de valeurs de substitution, par des expériences exotiques, par le goût de l’aventure, si caractéristiques des années soixante-dix. LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN nous en offre par ailleurs tout un catalogue : du marxisme au retour à la terre, de l’échange de couples au sado­masochisme, de l’aventure risquée au souci de la santé, les allusions abondent. Le film offre aussi un spectacle de trop-plein : ali­mentation, sexe, confort matériel.

Pour Arcand, les gratifications immé­diates de cette recherche du «bonheur» sont devenues le «paramètre normatif du vécu». Or ses personnages sont blasés; ils sont devenus indifférents à force d’avoir tout essayé : des corps, des théories, des pays, des marchandises de tous genres. La société de consommation serait devenue en quelque sorte une société consomptive. Le vécu nihiliste est épuisant. Et le sentiment de décadence est culpabilisateur. On sent une mauvaise conscience de ses personna­ges, même si elle ne s’exprime pas dans des mots.

À moins de voir dans ce long dialo­gue sur les maladies transmises sexuelle­ment un relent de la notion de péché — les MTS étant conçues comme une punition. La lassitude de Claude transparaît bien dans cet aveu : «le sexe rend malade», ou encore le scrupule de Rémy qui «aime» toujours Louise après l’avoir «trompée».

Mais pour le nihiliste qui se sent pris entre sa détresse et sa mauvaise cons­cience, le renoncement apparaît comme un moyen pratique de survivre. C’est ce que fait Pierre, ce personnage nihiliste s’il n’en est un, lorsqu’il renonce à toute ambition de devenir un autre Braudel ou Toynbee. Dans un monde en décadence, quel peut- être le sens du sacrifice de soi qu’exige­rait un effort semblable? Et j’ajoute que cette forme d’imagination qu’est la réflexion, visant à changer le monde en pensée, ne fait plus le poids devant la domination de la pensée technique dont le succès se mesure à sa réalisation.

Pierre citera à sa décharge, une sta­tistique incroyable : les 17 000 articles scientifiques publiés chaque jour dans le monde. À quoi bon en écrire un de plus? La question nihiliste revient lorsqu’il s’agit de procréation. À quoi bon faire des enfants quand on n’a pas une «bonne opi­nion de soi-même» et qu’on ne s’aime pas? La certitude pour Pierre n’appartient plus à la raison, mais loge désormais dans le corps; pour paraphraser le «Grand Timo­nier», la vérité est au bout du pénis!

Si le moment présent offre au nihiliste des moyens de consoler sa détresse devant l’absence de valeurs qui ordonnent toute une vie, le futur devient un lieu imaginaire où le nihiliste projette (ou évacue) les menaces. Celles-ci — désastres écologi­ques, crise économique, sida, guerre nucléaire — donnent au film une ambiance de «fin du monde». Le contraste entre la certitude du présent et la menace du futur (alimentée en cela par le passé) est très bien démontré lorsque Pierre se fait masturber alors que sa copine lui fait le récit de la grande peur de l’an mil. Ce fut pour lui une expérience très sensuelle…

Sagesse du nihilisme

Au terme de cette analyse du DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN une ques­tion retient l’attention : y a-t-il une issue, une porte de sortie de ce «processus géné­ral d’effritement de l’existence» comme le dit Dominique? Elle répondra aussitôt que non : «Notre fonctionnement mental nous interdit toute autre forme d’expérience». On me demandera dans ces circonstances pourquoi ne pas pousser jusqu’au bout la logique de la question nihiliste «à quoi bon?»

À quoi bon vivre alors? Chose curieuse, le suicide n’est jamais évoqué dans le film. Peut-être est-il exclu du cadre d’une réflexion nihiliste qui serait résignée à survivre précisément dans les limites à l’expérience qu’impose l’état actuel de la civilisation? Tout au plus cherchera-t-elle à se passer du mensonge qui, en plus d’être «le ciment de la société», comme le dit si bien Arcand est une condition sine qua non pour construire une œuvre alors même que nous n’ignorons pas qu’elle se fait sur du sable mouvant. Mais le nihiliste ne cons­truit plus…

Le nihilisme m’apparaît donc comme une sagesse toute pratique : une réflexion sur le «comment» sinon le «pourquoi» de survivre quand on se sent être le «dernier homme» sur la planète.


Marcel Pleau

Étudiant de philosophie à l’UQAM, Marcel Pleau a collaboré de 1978 à 1982 à la revue Le Berdache.
  1. Cf : Nietzsche, Le Nihilisme européen, éd. 10/18, p. 172 et s.