Libellés

25 octobre 2020

Corps, souviens-toi…



…c’est par leur mémoire du référent

 et non par le jeu de leurs signifiés

 que les mots peuvent rénover les existences…


Yves Bonnefoy 




- I -


L’Art existe en un lieu, sur un site ou, chaque jour davantage, dans l’espace immatériel des réseaux internet. Cependant, c’est surtout dans un lieu physique qu’une exposition devient le théâtre d’un rendez-vous, parfois imprévu, entre l’expression achevée de l’artiste et l’expérience, initiale ou récurrente, de son spectateur. Ci-dessous, on pourra lire le récit d’une telle rencontre singulière.



La Poste*est un superbe temple dédié à l’art contemporain ouvert en 2013 par une mécène d’origine belge. Il occupe un bureau de poste centenaire désaffecté, et admirablement transformé, dans le quartier Petite-Bourgogne, au sud-ouest de Montréal. Cet automne a lieu une exposition consacrée à l’artiste montréalaise Geneviève Cadieux. Depuis nombre d’années, j’ai pu voir ses œuvres en galerie ou au musée, mais celles-ci me laissaient, pour tout dire, indifférent. Trop timorées; aussi froides que lisses; l’effusion lyrique exclue; l’émotion tenue en bride. Cependant, j’ai comme principe de voir des expositions, peu importe mon sentiment. 


***


Tout déplacement hors de chez soi recèle une promesse de voyage. Mon voyage vers la Poste, à la mi-septembre, débuta au square Victoria, d’où je pris un autobus qui zigzague le long des quartiers du canal Lachine, qui jadis étaient industriels, portuaires et ferroviaires, et où se logeaient mal des Irlandais, des Noirs, et ceux fuyant la misère rurale, des Canadiens français, que l’époque désignait ainsi. Une image d’archive de ces quartiers m’est subitement revenue à l’esprit : le musée McCord tapisse une salle par la reproduction d’une photographie prise vers 1900, laquelle montre un panache charbonné vomi d’innombrables cheminées et qui empoisonnait les poumons des prolétaires.


Aujourd’hui, le visiteur à ces mêmes quartiers s’émerveillerait peut-être à constater la frénésie de construction d’immeubles à condominium pour les classes moyennes; ou plutôt, demeurerait-il ahuri à constater qu’ainsi s’y efface inlassablement les traces d’un passé qui fut glorieux pour les happy few, mais horrible pour les déshérités.



***


Quand j’ai pénétré à La Poste par son élégant portique flanqué de deux colonnes rappelant l’Antiquité, je ne m’attendais point à vivre une expérience du «sacré».


L’artiste et la directrice de La Poste ont su avec finesse monter une belle exposition, non seulement pour sa scénographie, mais par une thématique qui relie des œuvres produites sur plus de deux décennies. Le centre d’art se convertit ainsi en théâtre d’un drame : le vieillissement, la solitude, la mort y sont représentés sous un registre symbolique. 

Dès son entrée à l’exposition, dans la grande salle du rez-de-chaussée, le visiteur s’arrête devant une énorme image, intitulée Firmament, qui cherche à représenter la voûte céleste. On y voit de nombreuses petites pointes blanches réparties sur un fond noir. Un peu partout à la surface de l’image, l’artiste a collé des morceaux de feuilles d’or, qui scintillent au gré des courants d’air. Deux photographies de grand format, de 2017 et 2018, prises dans un paysage désertique du Nouveau-Mexique sont accrochées face à face sur des murs latéraux. Dans chaque photo, en avant-scène, un arbre mort. À gauche, une image captée en plein jour, et à droite, une photo en négatif, avec ajout de bribes de feuille de palladium pour accentuer cette scène de nuit. Au sol, une sculpture sphérique en acier inoxydable, de 2018, aux deux moitiés recouvertes, l’une de feuille d’or, l’autre de feuille de palladium; les deux teintes, pâle et foncée, sur la surface de la sculpture rappellent que l’alternance de la vie diurne et la vie nocturne constitue le cycle primordial de tous les vivants, et l’aliment indispensable de l’imaginaire des humains. Une troisième photo, captée à l’aube, du même arbre occupe un côté de la mezzanine, alors que de l’autre, de 1991, mais récemment retouché, prend place un sévère portrait de la mère de l’artiste, avec déjà une chevelure blanche. Au sous-sol, de 2016, deux photographies de format moyen qui laissent voir l’eau d’une rivière, chacune rehaussée à la feuille d’or et à la feuille d’aluminium. Quelques œuvres de plus petit format complètent l’exposition. 


À la lumière d’une thématique conçue peut-être a posteriori, comment interpréter ces œuvres sans risquer une surinterprétation? Est-ce que cet arbre mort en plein paysage désertique, capté à l’aube, pendant la journée et en pleine nuit, représente le symbole générique de tout corps, voué à la solitude et promis au néant? Les photos des vagues d’une rivière signifient-elles pour Cadieux le passage du Temps, une métaphore remontant au poète de l’Antiquité, Héraclite? Ou est-ce plutôt une métaphore des émotions, comme me le suggère un ami? Et que dire du contraste saisissant entre le buste de sa mère en photo, des images du désert et celles, aquatiques, consignées au sous-sol? Le portrait de sa mère, cependant, laisse transparaître l’angoisse devant l’âge. Je vois dans le travail de Geneviève Cadieux un «art de l’éloignement», pour reprendre le titre d’un essai sur l’imaginaire du XVIIe siècle de Thomas Pavel, en ce sens que l’artiste se maintient à bonne distance de tout pathos, c’est-à-dire des passions.



- II -


 Σώμα, θυμήσου όχι μόνο το πόσο αγαπήθηκες


En fin de parcours, après avoir longuement examiné les oeuvres, la perplexité me gagnait. Je me préparais donc à quitter l’immeuble pour entamer le chemin du retour, quand j’aperçus du fond du rez-de-chaussée un visiteur sortir d’une pièce (un coffre-fort autrefois) laissée dans l’obscurité et drapée de tissus noirs. Curieux, j’y pénètre avec une impression subite d’un confessionnal de mon enfance. Mais dans la pénombre ne m’attendent aucune divinité ni présence sacerdotale. Et puis, soudainement, une voix d’oracle résonne : Corps, souviens-toi


Constantin Cavafy vers 1900



L’instant d’un éclair, je reconnus le célèbre poème de Constantin Cavafy. Pris dans le tourbillon de ses paroles, répétées par moi dans le désordre et le délire, elles me plongeaient dans la mélancolie : l’ardeur avec laquelle tu fus aimé… ces désirs qui brillaient pour toi… souviens-toi de ces désirs qui tremblaient sur les lèvres... souviens-toi… tout cela appartient au passé… 


À la sortie de cette installation sonore, je me sentais plongé dans une mélancolie qui s’est poursuivie pendant plusieurs jours. Sans m’adonner à une confession publique, j’avoue que l’audition imprévue du poème de Constantin Cavafy (1863-1933), un Grec d’Alexandrie, en Égypte, m’a conduit à méditer sur mon passé, mes rencontres, mes désirs. Comme j’ai atteint déjà l’âge où Cavafy est mort, j’en saisis instinctivement la portée : ses paroles deviennent un miroir où je me regarde, et sur la surface duquel, par des brèches ouvertes dans ma vie, j’observe l’être que je fus. Depuis, en me les remémorant, elles ne cessent de me hanter, moins pour tinter le glas du temps fini que pour faire retentir le rappel du temps restant. Ses vers m’émeuvent plus intensément encore après l’atroce printemps de 2020, qui vit se rompre des unions apparemment solides et s’abîmer dans une solitude forcée tant d’individus.


Récemment, j’ai relu de Marguerite Yourcenar sa Présentation critique de Constantin Cavafy, d’abord publiée, en 1939, et révisée en 1953. Cet essai précède sa traduction d’un choix de ses poèmes. Ensuite, ce texte a été repris dans le recueil d’essais, Sous bénéfice d’inventaire, collection «Idées», GALLIMARD, 1978.


J’ai lu ou relu des poèmes de Cavafy sous la plume de plusieurs traducteurs. Cependant, Yourcenar, dont je connais bien l’œuvre, demeure toujours présente à l’esprit. Voici sa version, en prose, celle retenue par Mme Cadieux, du poème de Cavafy :


Corps, souviens-toi...


Corps, souviens-toi, non seulement de l’ardeur avec laquelle tu fus aimé, non seulement des lits sur lesquels tu t’es étendu, mais de ces désirs qui brillaient pour toi dans les yeux et tremblaient sur les lèvres, et qu’un obstacle fortuit a empêchés d’être exaucés... Maintenant que tout cela appartient au passé, il semble presque que tu t’y sois abandonné... Corps, souviens-toi de ces désirs qui pour toi brillaient dans les yeux et tremblaient sur les lèvres...


In « Poèmes » Constantin Cavafy  

Traduction du grec par Marguerite Yourcenar

et Constantin Dimaras Poésie/GALLIMARD 272 p.



L’œuvre de Cavafy se compose de quelque deux cents poèmes, répartis en deux registres : en premier lieu, ceux qualifiés d’historiques parce qu’ils comportent de nombreuses références à des personnages et événements tirés de l’histoire grecque et latine, d’ailleurs au sens énigmatique pour les non-initiés comme moi; à l’opposé, les poèmes dits personnels, dont fait partie Corps, souviens-toi... 


Que nous dit ce poème? Assez curieusement, celui qui énonce ces paroles interpelle son corps en employant l’impératif de la deuxième personne, comme si ce corps fût celui d’un autre, ou d’une matière distincte du locuteur. Plus que des ardentes caresses reçues et du partage sensuel effectif, le souvenir requis porte sur les désirs non assouvis, dont seules les marques dans les yeux et sur les lèvres d’autrui témoignent de son désir pour toi. De sorte que le corps du locuteur, vieillissant, s’adonne au seul plaisir qui demeure, celui de ressentir des caresses reçues, mais aussi celles dont il a été fortuitement privé.


Tout l’univers des amours masculines du poète se tient en quelques mots : jouissance vécue et désir fantasmé.


Au cœur même de l’exposition de Geneviève Cadieux, le poème de Cavafy, récité par la sœur de l’artiste, Anne-Marie, contraste de manière frappante à la loi implacable du Cosmos, représentée par l’intemporalité frigide de Firmament, qui illumine le visiteur dès son entrée; là, vient agoniser et s’éteindre l’individu, qu’aucune épitaphe ne rappellera. Que valent alors tant de souvenirs retrouvés? À terme, le néant vaincra, comme de droit; mais pour nous, mortels, un temps fugitif s’élargit un peu pour laisser surgir un cri, un soupir, un désir, pour savourer un instant l’ultime plaisir de la réminiscence.

***


Je terminerai en citant un passage de Yourcenar, pour qui même les poèmes historiques sont aussi personnels  :


« Quoi que nous fassions, nous revenons toujours à cette cellule secrète de la connaissance de soi-même, à la fois étroite et profonde, close et translucide, qui est souvent celle du voluptueux , ou de l’intellectuel, pur. L’extraordinaire multiplicité des intentions et des moyens finit ainsi par constituer chez Cavafy une sorte de labyrinthe à circuit fermé où le silence et l’aveu, le texte et le commentaire, l’émotion et l’ironie, la voix et l’écho se mélangent inextricablement les uns aux autres, et où le travesti devient un aspect du nu. De cette complexe série de personnages interposés, une nouvelle entité finit par se dégager, le SOI, espèce de personne impérissable. »


Marguerite Yourcenar

Présentation critique de Constantin Cavafy

Sous bénéfice d’inventaire, 

GALLIMARD, 1978, page 263



La Poste, 1700, rue Notre-Dame Ouest, Montréal



16 juin 2020

Curia artis

Maintenant que le « déconfinement » de la société en bien engagée, quoique nettement moins bien dans le secteur culturel, la curiosité m’a conduit à aller voir ce qui se passe (ou non) dans les musées montréalais. Sur le site du McCord, j’ai pu voir ceci sur un fond noir ( of course…) :  « Un appui au mouvement Black Lives Matter ». Bon, ça commence bien! Pour le Musée des beaux-arts et le Musée d'art contemporain, c’est plus discret, tout au plus des mots-codes, tels inclusif et diversité. Par contre, sur le site du Centre canadien d’architecture, j’ai trouvé un éditorial pontifiant de la nouvelle directrice, Giovanna Borasi, dont voici quelques pépites édifiantes :


« Il est urgent de mettre fin à l’oppression systémique dont souffrent les communautés noires. (…) y compris la violence qui touche les peuples autochtones du Canada, (…) témoignent à la fois de l’omniprésence du racisme et du pouvoir transformatif qu’a l’action collective. (…) notre responsabilité dans la construction d’un discours qui n’a pas abordé de manière adéquate les questions de race et de justice que nous nous posons aujourd’hui. (…) nous allons nous pencher plus directement sur les façons dont l’architecture perpétue les inégalités systémiques et le racisme (…) nous devons examiner et mettre en lumière comment des siècles de colonialisme, de nationalisme et de préjugés économiques et raciaux façonnent ce qui est étudié, reconnu et exprimé. Cela exige de complexifier davantage notre collection et d’inclure plus d’histoires non blanches et non-occidentales afin de créer des espaces et des ressources pour les voix sous-représentées, tant historiques que contemporaines. » 

   ( pour le texte complet, cf. : https://www.cca.qc.ca/fr/ )


A priori, je n’ai rien contre l’antiracisme ou l’ouverture à la diversité. Ne suis-je pas moi aussi un « diversitaire » ? Mais à lire le texte de Mme Borasi et en réfléchissant à mon expérience récente, je me demande si nous n’avons pas affaire au sein de nos institutions culturelles à une caste intellectuelle et bureaucratique, bien pensante, qui nous dicte comment penser et se montre peu disposée à la critique de ceux qui n’applaudissent pas à leur mot d’ordre. À cette curia artis.

10 avril 2020

Consignes d'usage


rue Saint-Paul, Vieux-Montréal, le 9 avril 2020
photo de Michel Gagnon




Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés
Les Animaux malades de la peste
Jean de LA FONTAINE

Le désœuvrement qu’accompagne le confinement dans mon appartement, quand rôde au-dehors le redoutable agent infectieux, me conduit à écrire ces feuillets pour tromper l’ennui et apaiser, alors que mes lieux de culture et de plaisir demeurent fermés, la tristesse d’avoir perdu temporairement cette innocente et libre sociabilité de naguère. 

Confinement, enfermement, quarantaine, emprisonnement, réclusion. Tout ce vocabulaire carcéral sert à décrire des réalités ignorées de la vaste majorité d’entre nous, pour qui, tout au plus, ces mots de contrainte et de répression ne vont guère plus loin qu’une représentation filmique ou romanesque. Aujourd’hui, sous la pandémie, ici comme ailleurs, ils se conjuguent de diverses façons à la vie quotidienne. Plus haut, j’écrivais : «confinement». C’est un tantinet exagéré. J’aurais pu parler d’isolement volontaire puisqu’aucune ordonnance administrative ne m’oblige de me confiner à résidence. Par contre, c’est en y sortant que le confinement se transforme en déambulation surveillée et s’impose à moi, comme à tous, des consignes d’usage. 

Avec «Restez chez soi» ou sa variante, «restez chez vous», le gouvernement proclame sa principale consigne visant à limiter le nombre quotidien de contacts physiques qu’une personne effectue avec autrui, ne fût-ce que de vagues frôlements de rue. D’ailleurs, j’y obtempère d’autant plus aisément que, hormis les quelques minutes d’une marche de santé quotidienne, à quoi d’autre pourrais-je m’adonner en ce momentPour les prochaines semaines, l’activité industrielle, commerciale et administrative de Montréal, pour l’essentiel, restera à l’arrêt. De même, demeure en vigueur la totale interruption de la scène culturelle et la fermeture des lieux de rencontre. Voilà ce qui me confine. Jamais, n’ai-je vécu une telle absence prolongée d’activités et de distractions, alors qu’en temps normal, la Métropole en prodigue pour tous les goûts et toutes bourses. Nous assistons donc à un degré zéro d’animation urbaine semblable à celui d’autres villes, grandes et petites, de par le monde. Cela  permet de mesurer l’ampleur d’un rare événement planétaire, qui passe au-dessus de nos têtes et pour certains malheureux dans leurs poumons, et au sein duquel tout un chacun assume un rôle de protagoniste et où personne ne pourra se dire simple observateur. 

Le Virus (l’emploi de la majuscule s’impose) a déjà chamboulé ma vie, ce qui vaut pour tout le monde assurément, en la laissant comme atrophiée. Se répéter la nature temporaire des mesures prises contre la pandémie ne console pas vraiment. Le Virus a porté un frein brutal, violent, à mes habitudes, au sens que comporte le mot normalité. Pour une période, toujours indéterminée : aller à une exposition, elle aura été annulée; rencontrer un ami, déconseillé; planifier un voyage, impossible; chercher un amoureux, très compliqué. Notre «machine désirante», pour utiliser une métaphore surannée, tombe en panne, cependant que le désir continue à osciller dans notre corps, mais à vide. 

Les rues se vident de piétons et voitures, la rumeur constante de la ville cesse; seul le battement cœur ponctue un étrange silence. Hélas!, dans mon logement, cette délicieuse sérénité se rompt lorsque je convoque plusieurs fois par jour les médias sous prétexte de m’informer sur le monde. L’ouïe et la vue se voient agresser par la laideur, la vulgarité, la cruauté, la méchanceté, la violence. Tout incident, malheur, information, déclaration ou décision, ici ou ailleurs, donne lieu à une mise en scène de fin de monde auquel le lecteur, l’auditeur ou le spectateur est sommé de prêter attention toutes affaires cessantes. Sous la pandémie, ces organes d’information excluent presque tout autre sujet, de sorte que l’on rapporte d’ici ou d’ailleurs les horreurs vécues par les victimes du Virus; s’ils répètent inlassablement les consignes d’usage et nous transmettent les décisions des autorités, ils font alors œuvre utile pour ceux qui les ignorent. Mais un tel aplatissement du contenu ne m’incite guère à sacrifier mon temps à confirmer ce que je sais déjà. Pire encore, en y parcourant les colonnes de chiffres macabres de personnes infectées, hospitalisées et décédées je me sens vivre dans un cauchemar à peu de chose près d’une catastrophe. Quel bienfait bénéficierons-nous  s’ils y ajoutent le catastrophisme? Ma vieille habitude d’accro de la nouvelle a pris fin un jour récent quand j’ai atteint un paroxysme de dégoût pour cette effraction médiatique non essentielle dans ma vie. Depuis, comme antidote, je mets en quarantaine sine die les médias grand public; seules les sources spécialisées me conduiront à les consulter. 

Comme tant d’autres, me voilà bien installé pour la durée de cette crise sanitaire. Avec les consignes en vigueur, je me donne une stratégie de réduction de risques suivant la leçon apprise au cours des années noires du Sida, de 1982 jusqu’à la disponibilité de la trithérapie, vers 1996. Ainsi, pour donner un ordre de grandeur, je compte bien réduire de 90 %, les probabilités d’être infecté. Pour le 10 % restant, un hasard fâcheux, une imprudence ou l’oubli des précautions peuvent, quoique pas toujours, faire basculer une vie dans le gouffre. Mais n’est-ce pas là le prix à payer pour simplement exister? En tout état de cause, je sens que, même infecté, j’aurais bon espoir de m’en tirer, ou comme l’anglais l’exprime de façon imagée, d’avoir a fighting chance

«Rester chez soi» : l’ordre intimé par les autorités résonne autrement à mes oreilles. Non seulement lieu de résidence, mais quelque chose de plus essentiel, car le pronom «soi» est fort embêtant. Par une étrange anticipation, la dernière de mes quatre résolutions pour l’an 2019, publiées dans mon blogue, s’y lit ainsi : «revenir vers soi, le seul ancrage un peu solide qui me reste». Je ne songeais alors qu’à m’isoler du monde pour retrouver mon univers… Alors, le programme qui s’impose à moi, au cours de cette crise et surtout après, vise à tromper l’ennui et à apaiser ma solitude, mes deux démons. La rédaction de ce texte me permet, après un arrêt d’un an, de retrouver l’écriture comme activité fébrile, mais aussi comme une main tendue vers autrui. Écrire structure la vie de diverses façons. J’exclus d’emblée celle qui, grâce à une rhétorique appropriée, ambitionne d’influencer des lecteurs. Je n’y vois aucun intérêt. Non plus des mobiles telle la recherche de la gloire littéraire (beaucoup d’appelés, peu d’élus) ou l’argent (prière de se diriger vers le cinéma). Plutôt, je vois l’écriture comme un prolongement de mes rencontres amicales et celles fortuites avec des inconnus; et peu importe si l’expérience de vie des uns ou des autres s’éloigne de la mienne. J’entame facilement la conversation, sans déplaisir, avec ceux qui professent des opinions et croyances nettement opposées aux miennes, car à leur écoute, parfois ardue, cela permet spontanément de me situer dans les affaires de la vie et du monde. Écrire, au contraire, m’oblige à mieux établir mes positions. Dans le dialogue intime avec soi-même, ces procédés nous aident à nous situer dans la pensée et de se positionner par l’écrit. 

Pour palier la solitude, heureusement qu’une sociabilité par procuration s’offre à nous par la lecture. Ratissant l’autre jour les bacs de solde à ma librairie de quartier, j’ai découvert un petit trésor, au prix dérisoire : «Vous, Marguerite Yourcenar», de l’écrivaine Michèle Sarde. Paru en 1995, ce gros livre renferme un essai littéraire sous la guise d’une exploration de la vie et l’œuvre de l’auteur des Mémoires d’Hadrien. Ce roman d’une beauté inouïe, au style classique, présente une autobiographie fictive de l’empereur romain Hadrien, qui au pouvoir était l’homme le plus puissant d’une demi-planète. Je l’ai lu la première fois vers 1980, ce qui m’a fait connaître une écrivaine d’envergure déjà âgée. Michèle Sarde dans son livre part à la recherche des moments troubles de la jeunesse de Yourcenar, que celle-ci avait camouflés, dissimulés, transmutés dans ses œuvres, tout en expurgeant de ses écrits toute trace pour les plus douloureux. Lire une biographie m’a souvent déçu, car j’avais l’impression de regarder en surplomb la personne qui en est l’objet. En dépit d’une accumulation fastidieuse de faits, de témoignages, de l’examen d’écrits et de la correspondance, plus d’une fois, ai-je vécu la vive sensation de demeurer en dehors de l’existence du sujet d’une biographie, de ne jamais entrer, tel un ami, dans son intimité. Le livre de Michèle Sarde, «Vous, Marguerite Yourcenar», m’apparaît comme une heureuse exception. Pendant de longues heures, jour après jour, je rejoignais Michèle pour qu’elle me parle de Marguerite et de tous les personnages qui peuplèrent la vie de la première immortelle. 


En résumé, ce que je retire de positif de la crise actuelle tient désormais en trois nouvelles consignes d’usage : écrire, lire et prendre une distance salutaire des médias. De même, le « confinement » représente un exercice utile et un avant-goût de l’avenir, lorsqu’avançant en âge, le fait de sortir de ma résidence deviendrait physiquement difficile. Les enjeux d’une fin de vie, j’en prends davantage conscience maintenant, consistent à conjurer autant que possible l’ennui et la solitude .

Il sera dit un jour qu’en ce temps-là, le regard que chacun portait sur soi, sur la société, ou même sur l'état de notre Planète, si mal en point, demeurait obscurci par un épais brouillard.


Post-scriptum du 19 avril 2020


Contre la coronasinistrose


Comme il est difficile, nocif même, de se maintenir en permanence à l’écoute de cette pandémie, hier soir est entrée en vigueur dans ma vie une nouvelle mesure d’autoconfinement : vers 18 h, j’ai éteint l’ordinateur. Cela fait partie de ce que j’appellerai une « distanciation médiatique ». 

À partir de maintenant, je prendrai des nouvelles (mauvaises assurément) du Monde, comme du monde, qu’au matin. Je resterai joignable et branché, bien sûr, par l’iPad et l’iPhone, de même que par le bon vieux téléphone, pour lequel le couvre-feu ne débute qu’à 21 h.

Cette mesure vise à me permettre, avant le sommeil, de passer un beau moment de sérénité qui le favorise. Lire, écouter de la musique ou des balados, humer un peu d’air sur le balcon — que sais-je ? — tout pour conjurer une noyade dans la coronasinistrose ambiante.

La pandémie exige de chacun davantage que des mesures pratiques pour éviter d’être infecté, un certain fatalisme, par exemple, pour ne pas s’adonner à une peur panique au moindre frôlement suspect, et plus encore des efforts pour retrouver un état de calme et de sérénité. Sauver son corps, ses nerfs, son « âme ». 


====

Danse macabre, rue Berri

Billet écrit le 11 septembre, 2021

L’obscénité tient le haut du pavé dans les rues de Montréal,  en ce 11 septembre. Rien avoir avec les tombeurs des deux tours, si laides par ailleurs, mais de ceux qui se refusent aux deux doses. Obscène, ce mot désormais vieilli à l’époque de la porno omniprésente, n’est plus que d’ordre sexuel, mais décrit la déraison d’être plus craintif du vaccin que du virus. Vaccin = Poison, ai-je pu y lire sur une pancarte. L’outrance insulte l’esprit. Mais qu’importe la science, venez danser, chanter, coude à coude, les fesses serrées dans la meute : mais quel orgasme! Oui, dansez, chantez, tristes fous, car l’agonie et la mort vous attendent. Elles sont déjà dans vos crachats et votre haleine.