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17 février 2005

The Gates, Central Park

De passage à New York, je ne pouvais rater l’occasion de me promener à Central Park pour y contempler une œuvre d’art inusitée et, ma foi, unique. Baptisé The Gates, et « exposée » pendant seulement 16 jours, cette œuvre est un projet extravagant des artistes Christo et Jeanne-Claude, qui ont déjà à leur palmarès l’emballage par un tissu blanc du Pont-Neuf à Paris, en 1985, et de l’ancien édifice du Reichstag à Berlin, en 1995. D’ailleurs, il est fort à parier que le lecteur a entendu parler de leur nouveau projet, puisque le battage médiatique entourant son vernissage, le 12 février dernier, a fait le tour du monde.


Et quel spectacle! Les artistes ont dispersé quelques 7,500 gates dans les sentiers et autres lieux du célèbre parc. On pourrait traduire gate par le mot « porte », avec une notion de se voir offrir accès à un lieu ou un espace. Cependant, il possède aussi le sens de barrière, grille ou cloison. Mais laissons pour l’instant la discussion sur le sens auquel renvoie le terme gate, pour décrire la matérialité de l’oeuvre : chaque gate comporte une charpente de métal, constituée de deux piliers, placés à quelques pieds de distance l’un de l’autre, et couronnée d’une barre horizontale d’où est suspendu un tissu en nylon assez rigide; tissu et métal sont de couleur safran. Le badaud peut donc déambuler à sa guise, d’un gate à l’autre, sous les toiles soumises aux seuls caprices du soleil, du vent, et, le cas échéant, des intempéries.


Oeuvre in situ, installation, land art : ces trois concepts définissent ensemble ce qu’est The Gates. Mais les artistes ont aussi conçu un événement qui aura coûté pas moins de 23 millions de billets verts. Insensé, déraisonnable, dément, fou ? Pas vraiment. Plutôt, une opération inespérée de commercialiser à nouveau l’image de marque de cette ville récemment meurtrie. « Innovation and imagination are what makes New York unlike any other city in the world » claironnait le maire Bloomberg , au début de 2003, à l’annonce de l’entente avec les artistes. Or, en contemplant The Gates, je n’ai pas pu éviter de songer à tout ce fric amassé par les artistes par la vente des dessins et maquette du projet pour le financer entièrement. Une aubaine pour New York, certes, mais quelle dépense éhontée! Songeons au peu de ressources dont disposent de nombreux artistes talentueux de par le monde. Est-il légitime de vouloir soumettre l’art au crible de l’éthique ?


Dans le contexte actuel du monde de l’art, je crains qu’un tel débat ne se fasse attendre, car les acteurs de cette scène ne verront sûrement pas leur intérêt à cracher dans la soupe… Un bouillon dans lequel l’art se dissout dans l’argent. Et, s’il existe au monde une ville où l’argent corrompt l’art, c’est bien New York.


Revenons à The Gates. Le mardi 15 février, j’ai parcouru le parc dans des conditions exceptionnelles : soleil et douceur presque printanière. Comme la foule qui s’y pressait, je sillonnais les sentiers d’où avaient été posés les gates. Ce public nombreux escomptait-il expérimenter une quelconque transcendance mystique, ou autre chose du genre ? Ou, d’être simplement ébloui par la singulière beauté, je dois l’admettre, de ces oriflammes safranées, qui, aux dires d’une visiteuse qui me précédait, rappelaient les robes des moines bouddhistes ?


Quant à moi, je me suis arrêté au contre-message, si j’ose dire, de cette œuvre d’art: celui de la domination de la Nature par l’Homme et, par un curieux retournement, de l’aliénation de l’Homme de cette même Nature. Car n’oublions pas que le parc urbain, et Central Park en incarne l’exemple par excellence, est d’abord une intervention culturelle. Les citadins y bénéficient seulement d’une nature domestiquée, planifiée, surveillée et, souhaitons-le, entretenue, souvent à grands frais, pour réparer les dégâts causés par ces visiteurs. Voilà pourquoi lors de ma visite, à la veille d’ailleurs de l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto, The gates renvoie pour moi davantage à une notion de barrière qu’à celui de porte d’entrée…