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20 juin 2007

Le monde du corps : L'autre beauté

Un auteur dont j’ai retenu le propos et oublié le nom souligne que la véritable beauté du corps ne réside pas à la surface de la peau ni dans les traits du visage, mais plutôt dans ce qui, de manière courante et habitu¬elle, est soustrait au regard de l’œil nu : la masse musculaire, l’ossature et les articulations, les systèmes nerveux et digestif, le cœur et les autres organes vitaux, la circulation sanguine et le cerveau. Face à une telle conception, je demeurais sceptique jusqu’à ce que je visite l’exposition Le Monde du corps 2, au Centre des sciences, dans le Vieux-Port de Montréal. Conçue et réalisée par un médecin allemand, Gunther von Hagens, cette exposition itinérante a déjà attiré des millions de spectateurs sur trois continents depuis 1995. Cet anatomiste de formation avait breveté, dès 1978, un procédé appelé plastination, « qui consiste à extraire tous les liquides corporels et les graisses solubles des spécimens anatomiques afin d’en stopper la décomposition, et de les remplacer, au moyen d’une imprégnation forcée sous vide, par des résines réactives et des élastomères comme le caoutchouc de silicone et la résine époxyde. Ces substances se solidifient sous l’effet du gaz, de la lumière ou de la chaleur, assurant aux spécimens rigidité et permanence » (cf. : communiqué de presse du Centre des sciences). En somme, ce qui nous est donné à voir dans cette exposition singulière sont des organes et des tissus corporels ainsi traités, prélevés sur la dépouille de donateurs volontaires. Hagens et son équipe façonnent ensuite des sculptures anatomiques, pourrait-on dire, qui permettent de voir leur emplacement et leur environnement dans le corps. Destiné à devenir l’événement de l’été, Le Monde du corps a déjà fait l’objet, par les reportages ou la publicité, d’un battage médiatique considérable, suffisamment pour que je n’aie aucun goût de poursuivre ici la description de ces procédés de conservation ou des objets présentés. Je laisse aussi à d’autres le soin d’analyser les controverses soulevées par cette exposition, à savoir s’il est moralement défendable d’étaler en public, en tout ou en partie, des cadavres, et cela par une entreprise à but très lucratif comme l’est celle dirigée par Hagens et son épouse. Argent et spectacle aux dépens de ces défunts? Voilà quelques questions embêtantes soulevées par l’exposition, tant il est vrai que les frais d’entrée élevés (25 $ pour un adulte!) et le côté par trop vaniteux du Docteur von Hagens nous rendent méfiants. Cependant, ma préoccupation sera tout autre : d’où m’est venu ce sentiment en visitant l’expo, que je pourrai ex post facto décrire comme du plaisir? Quoi? Du plaisir à voir des cadavres! Non, je vous assure qu’il ne s’agit aucunement d’une tendance perverse ou morbide, mais bien d’un plaisir esthétique. J’ai trouvé cela beau, malgré une présentation statique qui ne me montre pas l’aspect dynamique des organes et tissus, telles la circulation sanguine et la reproduction cellulaire. Encore que les objets (mot employé ici dans le sens de ce qui est offert à mon expérience perceptu¬elle) qui sont donnés à voir sont d’une nature particulière, sinon exceptionnelle, puisqu’en temps normal seul le personnel médical et, surtout, les chirurgiens, y ont accès. Et dans un contexte qui ne dispose pas à la contemplation. Car, dans l’exposition de von Hagens, nous n’avons aucunement affaire à des œuvres d’art malgré une utilisation des techniques scénographiques propres aux musées. Et cela, malgré l’influence de certaines œuvres d’art dans la conception de certains plastinats, tel cet homme aux organes disposés dans des tiroirs qui, sans l’ombre d’un doute, est une reprise de la Vénus aux tiroirs de Salvador Dali. Et pourquoi donc alors ne s’agit-il pas d’Art? Parce que l’intention du concepteur en est tout autre. Von Hagens n’est pas un artiste, mais un anato¬miste. Un artiste ne se sentirait pas lié par quelque obligation de vérité, scientifique ou autre. En art, la vérité est simulacre, dé¬guisement, fabulation, exagération, mystification, canular, imposture, mensonge, illusion; en bref, une fiction qui peut aller jusqu’à revêtir l’apparence trompeuse de la Vérité. Or, von Hagens et cie ne peuvent se permettre de jouer avec la vérité du corps humain au risque de voir leur coûteux édifice s’effondrer. Ce qui attire les foules payantes par millions, c’est moins le besoin d’acquérir des connaissances sur l’anatomie humaine, facilement accessibles et à moindre frais dans les bibliothèques publiques. Non, ce qui nous motive, ce n’est pas la nécessité de rendre intelligible la nature et le fonctionnement de notre corps, mais plutôt le désir de voir ce qu’aucun livre, ni une image, aussi sophistiquée soit-elle, et encore moins un moulage de plastique, puisse nous offrir : ce désir devenu plaisir de percevoir par ses propres yeux, de contempler même, l’authentique cœur, poumon, rein, foie… Voilà pourquoi von Hagens ne crée pas de l’art. Mais est-ce pour autant beau? Si on rejette la conception idéaliste selon laquelle la beauté relève d’une espèce d’essence pure, flottant hors du temps et de l’espace, nous ne pouvons qu’en rechercher les traces, pour celle qui nous concerne ici, la beauté humaine, dans les conditions sociales, historiques et, surtout, biologiques à partir desquelles elle surgit. La beauté d’un corps se remarque et se contemple. Il s’agit donc d’un objet du regard (et occasionnellement du toucher). Jeter son dévolu sur une forme, une surface, une ligne, un trait. Mais quelle est la nature de cette beauté? Celle que nous apercevons chez l’autre comme celle qui se dégage de notre propre corps et que nous scrutons anxieusement dans le regard d’autrui, au cas où elle y serait réfléchie, sous une forme ou une autre : la sensualité, la tendresse ou, simplement, l’amitié. La beauté du regard ne peut qu’être celle d’un désir, actualisé ou sublimé. Donc, d’un érotisme avoué ou non. Mais pour la partie cachée du corps, celle de nos organes et tissus, soustrait au regard et au toucher, quel critère de la beauté pourrions-nous mettre de l’avant? Si beauté il y a, comme j’ai pu l’entrevoir en visitant l’exposition du Dr von Hagens, ce ne sont ni les formes ni les textures des organes ni la disposition incroyablement compacte de leur emplacement dans le corps qui en sont la source. Le seul critère possible de leur beauté : la santé. C’est parce qu’ils sont exempts de toute pathologie — et ainsi fonctionnels — qu’organes et tissus, systèmes et appareils sont beaux. Un exemple : le système digestif. Sauf pour des cas dits pervers, nous apprenons dès notre enfance à être dégoûté de son produit final, les selles. Pourtant, sans un appareil digestif en parfait état, capable d’éliminer les résidus toxiques de notre alimentation à la suite d’un parcours d’une incroyable complexité, nous serions malades sinon morts. A-t-on jamais entendu quelqu’un s’écrier fièrement : J’ai un bel intestin? Et cette beauté intérieure contribue plus que nous le croyons à la beauté de la surface, dont la source est le désir. Mais, comme la peau et la ligne du corps sont soumises aux ravages du temps, il en va ainsi de la santé qu’un accident ou une maladie menacent à tout moment. Alors, Vive la beauté! Nos deux beautés. s Le Monde du corps 2 : Centre des sciences de Montréal jusqu’au 16 septembre 2007. Renseignements : www.centredessciencesdemontreal.com Sur l’exposition : www.bodyworlds.com (en anglais)

17 avril 2007

Il était une fois Walt Disney

Cracher dans la soupe par Marcel Pleau publié dans Le Magazine RG (Numéro 296 Mai 2007) Parmi les menaces auxquelles la culture et l’art sont confrontés à notre époque, aux côtés de l’indifférence et l’insignifiance, figure la tentation pour les élites dirigeantes de la vie culturelle de recourir au populisme afin de s’attirer l’intérêt du public et, par conséquent, l’appui tant des mécènes privés que des fonctionnaires chargés d’attribuer les subventions. L’actualité nous offre un bel exemple de ce travers des gestionnaires de nos grandes institutions : l’exposition en cours au Musée des Beaux-Arts de Montréal consacrée à l’art d’animation produit par les studios Disney de la belle époque, c’est-à-dire du vivant de son fondateur Walt Disney (1901-1966). Cette exposition, de conception française, a d’abord été montée, à la fin de 2006, au prestigieux Grand Palais de Paris et attira 256 000 visiteurs. À Paris comme ici, l’expo est constituée de maquettes, de dessins, d’extraits de films, d’ouvrages illustrés, de tableaux et de photos tirés tant des productions de Disney que des œuvres littéraires ou picturales européennes qui les ont inspirées. Pour son concepteur français, Bruno Girveau, le moment était venu de reconnaître en Walt Disney un « grand artiste ». Pourtant, le communiqué du musée montréalais nous informe qu’au milieu des années vingt, Disney avait déjà cessé de dessiner, confiant alors ce travail ardu et épuisant à ses nombreux employés, d’origine européenne pour la plupart. Admettons qu’il était un grand businessman, au point de se montrer impitoyablement antisyndicaliste lorsque la grève éclate dans son studio, en 1941. D’ailleurs, son conservatisme, teinté de moralisme protestant, devait l’amener à soutenir le maccarthysme de l’après-guerre. En 1947, devant un comité du Congrès, il dénonça ses collaborateurs soupçonnés de communisme. D’autre part, son homophobie le faisait congédier d’autres employés. Un grand artiste? Un salaud talentueux, plutôt! Qui ne connaît pas les personnages créés par Disney? Mickey, Blanche-Neige et les Sept Nains, Cendrillon, Pinocchio, etc. Depuis quatre-vingts ans, ils ont rempli les heures de loisir des enfants du monde entier. À tel point que nous pourrions y dénoncer une tentative de monopolisation de leur imaginaire. Mais là ne serait pas le sens de ma critique. Par ailleurs, on ne saurait nier la qualité technique des artisans de Disney. Le film Fantasia (1940), avec son illustration mémorable de la musique classique, demeure un chef-d’œuvre incontestable. Quant à la présente exposition, la qualité des objets présentés ou la scénographie (sa mise en scène) ne sont pas en cause. Tout est beau et joliment monté. Et les commissaires ont très bien mis en rapport les films d’animation produits par les studios Disney avec des œuvres européennes, de sorte que nous pourrions y déceler non une simple inspiration, mais, peut-être, un « plagiat ». Mais quel artiste n’en imite pas un autre? Cependant, ici, nous avons affaire à des appropriations de l’art classique par une grande entreprise, à des fins purement commerciales. À cet égard, l’histoire du studio Disney est fascinante : au cours des décennies 20-40, l’entreprise est passée d’un stade artisanal à celui de précurseur de nos conglomérats actuels. Disney a inventé la pratique des produits dérivés, en vendant par millions ces Mickey en peluche, et en tous formats. (Je vous invite à jeter un coup d’œil sur une installation amusante d’un artiste contemporain, située au sous-sol du musée, qui rappelle l’ubiquité de la petite souris.) L’exposition nous offre, en prime, une découverte : la projection de Destino, un court film d’animation réalisé en 2003 à partir d’une ébauche de scénario illustrée par un authentique « grand artiste », Salvador Dalí. En 1946, le Catalan travaillait pour le studio Disney sur ce projet, abandonné par la suite, et dont ne subsiste qu’une centaine de dessins et peintures, dont certains sont ici exposés. L’échec de ce projet de film d’animation serait-il attribuable à son arrière-fond érotique? Une culture de masse commerciale En quoi est-il pertinent pour la culture actuelle de consacrer tant de ressources à monter une exposition consacrée à Walt Disney? D’autant plus que nous n’avons pas affaire, ici, à une démarche critique à l’égard du contenu idéologique et politique de ses productions, de leur vision du monde conservatrice, de leur mise au service d’un certain impérialisme culturel des États-Unis, au risque de voir la société Disney refuser sa collaboration en prêtant ses maquettes et ses films. Non, on nous offre plutôt une exposition complaisante qui ne cherche pas à replacer l’art du studio Disney dans son contexte historique, mais uniquement artistique. Ce qui me reconduit à mon point de départ : cette propension de nos élites culturelles à miser sur le populisme. Lors de la visite de presse, Bruno Girveau appelait les élites à cesser de mépriser la culture populaire. D’accord! Mais, en aucun cas, les produits de grandes entreprises de divertissement, du genre de Disney, ne doivent-ils être considérés comme relevant d’une culture populaire du simple fait d’intéresser un public innombrable. Pour Disney, comme pour les autres conglomérats de divertissement, tout projet est soumis à des études de marché exhaustives, pourvu ensuite de budgets considérables pour la réalisation et la promotion, le tout dans le dessein d’engranger d’énormes recettes. Parlons plutôt avec justesse : il s’agit d’une culture de masse commerciale qui, contrairement à la culture d’élite, n’incite pas à une jouissance créatrice, mais à une consommation passive. Nous devons, hélas!, constater la décadence de l’ancienne culture d’élite (et non, élitiste), que d’aucuns dénonçaient jadis comme « bourgeoise ». Celle-ci était fondée en grande partie sur des notions de qualité et conçue en tenant compte de l’histoire, en l’occurrence le canon des grandes œuvres. En rapport également avec les cultures populaires telles l’artisanat, le conte oral, le folklore en musique et la danse. Il n’y a pas si longtemps, des échanges sincères s’engageaient entre les élites artistiques et un public moins fortuné et instruit, mais avide de « grand art ». Les formes et les contenus de l’art populaire alimentaient à leur tour l’art d’élite. Une boucle de rétroaction au bénéfice de tous. Au cours des dernières décennies, l’emprise grandissante des conglomérats de divertissement et d’information tels Disney, Time Warner ou, chez nous, Quebecor, finira par rendre désuet ce modèle d’interaction entre l’art d’élite et son public. Le secteur muséal est désormais devenu un relais de prestige dans les stratégies médiatiques des grandes sociétés. Déjà, en 2000, au Musée Guggenheim de New York, le styliste Giorgio Armani, après avoir donné quinze millions de dollars au musée, s’est vu offrir en retour une exposition de ses « œuvres ». C’est pour cela que je trouve désolant de voir nos grandes institutions culturelles, comme le Musée des Beaux-Arts de Montréal, s’adonner à des opérations dont l’objectif est de regarnir leurs tiroirs-caisses dans un contexte de coupures dans l’aide publique. Si le manque d’argent entrave leur mission éducatrice, la quête éhontée de fonds pourrait compromettre leur vocation de principal soutien de l’art. Site du musée : www.mbam.qc.ca Il était une fois Walt Disney Aux sources de l’art des studios Disney Musée des Beaux-Arts de Montréal Jusqu’au 24 juin 2007