Libellés

22 octobre 2013

S âge sse


Les mots « âge » et « sage » sont-ils apparentés quant à leur étymologie? Un renvoi au dictionnaire en ligne du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), n'a pas pu démontrer mon soupçon. Qu’importe! Dans la pratique, la sagesse s’acquiert avec l’âge ou jamais. Et qui parmi nous pourrait non seulement souscrire intellectuellement à la définition suivante que donne Montaigne de la sagesse, mais surtout la réaliser dans sa propre vie : « celui qui, par un art de vivre, se met à l'abri de ce qui tourmente les autres hommes ».



Dans le passage que suit, Proust met dans la bouche d’Elstir, le personnage du peintre dans la Recherche, sa conception de la sagesse comme traversée de la vie, du temps perdu à celui retrouvé, et qui par là aboutit à son dépassement, grâce à la création artistique. Nous y lisons la leçon de vie qu’offre le vieux peintre au narrateur, alors jeune homme, qui venait de le confronter aux frasques de sa jeunesse.


Après avoir lu, ce matin, le passage, que je n’avais pas retenu à la première lecture de la Recherche, je n’ai pu m’empêcher de penser comment cela se rapporte si bien à ma propre vie. D’ailleurs, Proust nous y invite, car pour lui chaque lecteur en parcourant un livre revoit ce qu’il était et ce qu’il est devenu. En face de mon passé (ou, mieux dit, de mes passés, puisque notre vie est plurielle), à l’âge sinon de la sagesse du moins de la retraite, l’impérieux besoin d’en établir la synthèse, défi démesuré certes, m’enjoint de retrouver les débris éparpillés, ça et là, d’une existence au cours de ses méandres. Au début d’octobre, dans ce blogue, j’ai publié de nouveau un article, paru en 1999, se rapportant à mon militantisme au sein d’un groupe gai et sur ma collaboration à son magazine, Le Berdache. Cela témoigne d’un effort pour recoller les morceaux de ma vie antérieure. D’où la résonance singulière ressentie à la lecture de cette page de Proust, que voici: 





« Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, me dit-il, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit désagréable et qu’il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. Je sais qu’il y a des jeunes gens, fils et petits-fils d’hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont enseigné la noblesse de l’esprit et l’élégance morale dès le collège. Ils n’ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer tout ce qu’ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n’ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d’elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends que l’image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c’est selon les lois de la vie et de l’esprit que nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers, des coteries artistiques s’il s’agit d’un peintre, extrait quelque chose qui les dépasse. »


À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio pages 427-428

05 octobre 2013

Archive : Le Berdache, l’ultime utopie (texte de 1999)



Un récent colloque, tenu les 3 et 4 octobre dernier, au Centre des archives nationales, à Montréal, consacré à la revue de la gauche indépendantiste, Parti Pris, publiée entre 1963 et 1968, m’a conduit à publier dans mon blogue l’article Le Berdache, l’ultime utopie que j’avais fait paraître, en décembre 1999, dans le Magazine RG, alors dirigé par Alain Bouchard. J’ai écrit ce texte en marge d'un colloque soulignant le 20e anniversaire de la création du Berdache, et auquel colloque je n'ai pu assister, étant de voyage. Ce texte est repris ici intégralement; je n'ai corrigé que quelques coquilles et fautes. 

Le télescopage de ces deux revues, en apparence si différentes, peut surprendre. Qu’y a-t-il de commun entre la revue d’une indéniable importance dans le développement du versant progressiste et modernisateur du nationalisme québécois et le premier périodique gai digne de ce nom au Québec, Le Berdache, auquel j’ai eu l’honneur de collaborer?

Si la revue Parti Pris était en grande partie animée par la décolonisation des esprits dans un Québec encore largement conservateur et catholique, Le Berdache se donnait comme mission la pleine déculpabilisation de la sexualité entre personnes de même sexe dans une société marquée ici comme ailleurs à cette époque par une homophobie bien enracinée.  

C’est peu pour les réunir dans mon esprit si ce n’est la somme considérable d’efforts que les militants regroupés au sein de ces revues devaient abattre pour la produire et la diffuser. En assistant à ce colloque, je ne cessais de penser à mes expériences des années 1977-1982, tant à la revue qu’au regroupement qui lui permit d’exister. Je pensais au titre que l’écrivain espagnol, Juan Goytisolo, a donné à un chapitre de ses mémoires relatant ses années comme militant anti-franquiste en exil, en France. Le travail militant était pour lui, comme pour moi, un voleur d’énergies. 

Le texte de 1999 permet au lecteur de comprendre mon parcours intellectuel jusqu’alors. Chose certaine, je n’écrirai pas de cette façon aujourd’hui. L’analyse qu’il présente aurait sûrement besoin d’une réactualisation, mais cela outrepasse les limites de ma volonté et mes champs d’intérêt actuels. Je laisse donc au lecteur le soin de l’apprécier à sa juste valeur.



L’Utopie, c’est le champ du désir, 
face au Politique, qui est le champ du besoin.
Roland Barthes
 Oeuvres, Tome 3, p.44 (1974)




Rien ne favorise davantage la réévaluation du passé ou une réflexion sur l’avenir qu'un colloque. Comme celui du 13 novembre tenu à l'Université du Québec à Montréal, pour souligner le vingtième anniversaire de la création de la revue Le Berdache. 

Cela peut étonner, mais, jusqu'à sa parution, en 1979, il n’existait, au Québec, aucune publication gaie de langue française digne de ce nom. Certes, le principal groupe d’action politique d’alors, l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ), dans lequel j’ai milité de 1978 à 1982, publiait de peine et de misère un bulletin d’information, mais sa diffusion et son influence demeuraient très limitées. En mars 1979, en vue d’élargir les champs d’action et l’influence de l’association, Jean Michel Sivry et quelques amis ont présenté au collectif de l’ADGQ (le mot alors à la mode pour désigner un conseil d’administration) un projet ambitieux : créer un vrai journal gai. L’ADGQ n’a pas hésité à s’embarquer dans cette aventure, car le projet représentait une véritable planche de salut pour ce groupe alors frappé par une démobilisation après l’amendement de la Charte des droits et libertés du Québec pour y interdire la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle (la loi 88). 
Depuis son premier numéro, en juin 1979, jusqu’à ce qu’il cesse de paraître, à l’automne 1982, il y a eu en tout 31 numéros du Berdache. On pouvait y lire, comme jamais auparavant, des témoignages, des opinions, des comptes rendus critiques, des positions éditoriales et les indispensables informations pratiques. De nombreux textes, comme ceux de Pierre Vallières sur Pier Paolo Pasolini, le cinéaste et écrivain italien assassiné en 1975 par un voyou, étaient d’un haut calibre intellectuel. Je pense aussi aux transcriptions des débats (réalisées par Robert de Grosbois) sur la pornographie et la prostitution auxquels avaient pris part une cinquantaine de personnes dans le local bondé et surchauffé de l’ADGQ, rue Ste-Catherine, près de l’UQAM. Ces transcriptions mériteraient d’être publiées de nouveau tellement la qualité des interventions étonne toujours, même après vingt ans. 

Hommage aux militants

L’espace me fait ici défaut pour mentionner tous les hommes, et quelques femmes, qui, à un moment ou à un autre, ont collaboré au Berdache : il y a en eu près d’une centaine, si on y ajoute les bénévoles de l’ADGQ qui, dans le plus grand enthousiasme, s’activaient à coller les timbres et à bourrer les enveloppes lors de la soirée de parution du mensuel. Des soirées marathons qui, d’ailleurs, se terminaient le plus souvent au bar le California, tout proche, ou ailleurs... Je m’en voudrais de ne pas rendre un bref hommage à ces compagnons et amis décédés (la plupart du sida) : Ron Dayman, Daniel Gravel, Bernard Courte, Daniel Carrière, Gilles Castonguay, Marc Morin.
Voilà que je me sens devenir nostalgique… Mais il m’apparaît préférable de profiter de la tenue de ce colloque pour essayer de comprendre ce qui s’est déroulé dans l’univers gai depuis ce joyeux mois de juin, d’il y a vingt ans. Quelques années de retard sur les États-Unis, le Québec faisait alors connaissance de la « libération gaie ». Rappelons-nous que l’esprit du temps se caractérisait par un mélange éclectique de l’utopisme anarchisant de ladite contre-culture, d’un postfreudisme vulgarisé, du discours féministe prédominant, d’une espèce de sociologie marxiste assaisonnée de la pensée des Foucault, Marcuse, Reich, etc. S’ajoutait aussi les idées et les des méthodes d’action et d’organisation des mouvements sociaux, des minorités et peuples dits opprimés. Le Berdache servait de moyen de diffusion de cette joyeuse mixture idéologique. Le journal devait disparaître trois ans plus tard suite à des conflits de personnalité et de crises d’orientation, victime précoce des transformations qui commençaient au sein de la communauté naissante. Mais soulignons que la rédaction du journal avait toujours respecté l’opinion d’autrui et un sain pluralisme idéologique.

Malaise et paradoxe

Aborder l’époque de l’ADGQ/Le Berdache m’angoisse quelque peu, car, depuis ces deux dernières années, je ressens un malaise persistant devant ce qu’est devenue la « communauté gaie ». Paradoxe : si, à l’époque, je souhaitais avec ardeur l’avènement d’une telle communauté, embryonnaire à ce moment-là, vingt ans après, alors que celle-ci est en plein essor, j’ai plutôt tendance à m’en désintéresser. Le paradoxe n’est qu’apparent.
La « communauté » d’aujourd’hui ne correspond nullement à nos rêves et espoirs d’alors. À l’époque du Berdache, notre « communautarisme » était influencé par la contre-culture, le féminisme et le marxisme. La libération gaie s’inscrivait en droite ligne d’une critique du type d’individualisme découlant de la société de consommation. Les entraves de la société traditionnelle s’affaiblissaient déjà, mais la répression d’une libre sexualité, l’oppression des femmes et l’opprobre contre l’homosexualité persistaient. L’avènement d’une véritable communauté, gaie, mais aussi pour l’ensemble de la population, était perçu comme nécessaire pour assurer notre libération.

Communauté ou micro-société?

Ici comme ailleurs, 20 ans après, les réalités sociales démentent les idées exprimées à l’époque du Berdache. Loin de ressembler à celle que nous concevions, même de manière fort imprécise, la communauté gaie actuelle reprend les fâcheux traits de la grande société. Elle s’est transformée, en quelque sorte, en une micro-société. Nous avons dans notre quartier gai, mais aussi en dehors de lui, toute une panoplie de commerces gais et de services professionnels gais. Nos organisations communautaires gaies se sont professionnalisées et font la chasse aux bailleurs de fonds publics et privés. Nos quelques politiciens gais courtisent nos votes comme le font ceux qui ne sont pas. 
Il y a 20 ans, le militant représentait la figure de l’avant-garde, politique, mais aussi culturelle, d’une communauté gaie en devenir dans laquelle la « masse des gais » demeurait peu ou pas consciente de leur identité, la plupart du temps confinée au secret, à la honte et à la culpabilité. Le rôle des militants de l’ADGQ, et du Berdache, consistait à leur faire prendre conscience de cette oppression capitaliste et (hétéro) sexiste. Ouf! 
Aujourd’hui, cette dialectique avant-garde/masse, inspirée du marxisme, a disparu. Les personnes qui oeuvrent au sein des groupes gais ou contre le sida, largement investis par des gais et lesbiennes, sont, soient des apparatchiks, en somme des fonctionnaires qui assurent leur emploi en quêtant des subventions auprès des gouvernements ou en organisant des activités d’autofinancement, ou encore, pour ceux qui ne sont pas payés des bénévoles.. Le mot « militant » a disparu du vocabulaire.
  Au militant d’antan, a succédé comme figure de proue l’image du promoteur de partys, de parades, de festivals, de services, de biens, etc. L’essentiel est de savoir répondre à des besoins. Par exemple, aux exigences des nouvelles générations qui se sont ajoutées depuis quinze ans à notre dynamique sociale. Des jeunes qui ne se privent pas, d’ailleurs, de rappeler à ces nouveaux vieux, les boomers, dont je suis, que nous sommes mûrs pour la retraite autant du marché du sexe que de la direction des affaires de la 
« communauté ».
De nos jours, « être gai » ne signifie plus nécessairement baiser librement et aimer généreusement; désormais, s’y mêle, comme aphrodisiaque, pourrait-on croire, l’argent. Non pas un fric accumulé et fructifié à la banque ou la bourse  - voilà la préoccupation des vieux qui se préparent à leur retraite - mais plutôt celui qui sera dépensé de manière ostentatoire : sorties, vêtements, voyages, autos, etc. Combien de fois avons-nous pu lire un reportage bâclé de la grande presse sur le fric rose et le pouvoir d’achat supérieur des gais (puisque libre de toute obligation familiale).

L’utopisme perdu

Comment décrire la pensée qui nous animait alors, sinon en rappelant le contexte dans lequel vivait notre génération à la fin des années soixante-dix? Au Québec comme ailleurs, nous étions séduits par les derniers avatars de la mouvance utopiste issue de la décennie antérieure. L’écrivain Roland Barthes avait raison de souligner les liens de parenté qui unissent le Désir et l’Utopie. Si, sur le plan sexuel, le sentiment du désir surgit lorsque est ressenti douloureusement une absence, un manque que notre propension à fantasmer met en scène, une pensée utopique naît d’une prise de conscience qu’un mode de vie ou une civilisation tout entière ne peut guère se perpétuer en ayant recours aux recettes traditionnelles ; que le moment présent ne nous satisfait plus.
Les détracteurs de l’Utopie s’en prennent facilement aux  scénarios de cette vie meilleure et d’un monde idéal qu’échafaude la pensée, la réflexion, de ceux et celles qui, en rupture avec l’ennuyeuse emprise du « champ du besoin » s’adonnent au  « champ du désir ». Penser un avenir meilleur, une civilisation différente, c’est accepter de se rendre ainsi vulnérable à des remarques comme « C’est utopique! ».
Mais l’origine de l’utopisme se caractérise par une démarche volontariste qui vise à changer la vie, changer le monde au lieu d’une attitude passive qui nous laisse assujettis aux événements et des effets de structures de la sociales et économiques. En résumé, une pensée utopique, même mal formulée, se préoccupe davantage d’un présent à transformer que d’un futur à imaginer. 

 L’idéologie du communautarisme

Le communautarisme auquel nous croyions à l’époque du Berdache, quelle que soit la manière qu’individuellement nous le formulions, représentait une tentative d’une pensée utopiste. Comme personnes attirées sexuellement et sentimentalement par des personnes de son propre sexe (pour ne pas employer cet horrible terme « homosexuel »), nous vivions (et continuons à vivre) des formes variées d’aliénation par rapport à l’ensemble de la société. Nous apprenons, souvent assez jeune, que les autres nous considèrent comme « différents ». Compte tenu de l’emprise du conformisme, considéré comme un phénomène naturel chez les jeunes (et chez combien d’adultes!), cette «différence » en regard des autres est ressentie, le plus souvent, de façon pénible.
On a beau nous répéter que la culture ambiante encourage l’individualisme, ce n’est vrai que de manière paradoxale. Le repli sur soi, l’autonomie de goût et de choix, et la solitude exigent un certain apprentissage, sinon cet individualisme sera vécu comme une forme d’aliénation.
Comme homosexuel, comme ils disent, nous nous sentons rejetés du reste de la société dès que devenons conscients de notre orientation sexuelle. Il s’agit de la première forme d’aliénation. Mais, par la suite, la tentative d’être accepté nous conduit à dissimuler à l’entourage la nature de notre désir, créant ainsi une forme auto-aliénation.
Au cours des années ’60 et ’70, ce dilemme devenait proprement invivable pour une jeunesse qui apprenait à penser par elle-même et à agir selon ses goûts. Là se trouvent les origines du mouvement gai de l´époque. Surmonter les formes d’aliénation et d’auto-aliénation s'inscrivait dans un mouvement largement partagé, une volonté de pensée et d’action en vue de changer la vie, changer le monde. La libération gaie, telle que baptisée à l’époque, n’est rien d’autre que l’irruption de l’Utopie.

Le sens de la sortie du placard

La parole libre devenait ainsi (le demeure-t-elle?) l’instrument qui nous permettait de surmonter ces formes d’aliénation et d’auto-aliénation : il suffisait de dire publiquement ce que nous sommes. Ceci se réalisait en rupture avec l’attitude antérieure où l’association d’êtres aux goûts partagés se faisait quasi clandestinement ou dans la plus grande discrétion. Désormais, l’acte de se « révéler » publiquement nous permettaient de nous constituer en  groupe social ou en communauté.
Notre rêve le plus cher à cette époque est en partie devenu une réalité. Dans de nombreux pays, comme au Québec, les « homosexuels » se sont constitués en minorité et ils désormais reconnus comme telle. Mais cela devait s’accomplir dans des circonstances que nous ne pouvions imaginer à l’époque du Berdache. 

La revanche des puissants

D’abord, sur le plan socio-politique, les débuts des années’80 se caractérisaient par une réaction conservatrice à l’encontre des idéaux et pratiques sociales nouvelles issues des deux décennies antérieures. Quels que soient les termes employés pour désigner ce phénomène, néo-libéralisme, néo-conservatisme, révolution de la société de l’information ou mondialisation, ces concepts se rapportent tous à une même réalité : la revanche du Politique sur l’Utopique; le retour de l’ordre des pouvoirs sur le désordre de la révolte de la jeunesse; la victoire de l’économique sur le culturel; du Besoin sur le Désir.
Le hasard (!?) a voulu que cette revanche du Besoin sur le Désir, aux débuts des années ’80, s’accompagne de la tragédie du ViIH/sida. Ainsi, l’aspect le plus novateur de la révolte du Désir, une sexualité libérée des entraves traditionnelles, se trouvait battu en brèche par ce vilain virus. Ainsi, la jouissance sensuelle se voyait jetée à nouveau dans les bras de la maladie et de la mort. 

L’identité gaie

Nous disposons, aujourd’hui, à peine d’un peu de recul pour analyser les effets de ce double phénomène sur ce qu’aura été le mouvement gai. Cependant, nous devons reconnaître que ce mouvement social a depuis longtemps disparu. Confrontés, comme nous l’étions, à la nouvelle conjoncture des années ’80, nous nous sommes peu aperçus que le mouvement social devenait un simulacre de minorité ethnique : celle des gais et lesbiennes prenant place aux côtés des Noirs, des immigrants, des autochtones, et quoi encore. Toute velléité d’universalisme du désir sexuel même-sexe cessait désormais. Ce n’est plus l’Autre qui, injurieusement, te définira, mais toi-même. Non plus : “Il  est homo”, mais “je suis gai”. Cette minorité vivra donc séparée de la soi-disant majorité hétéro, confinée dans l’unique voie du désir même-sexe.
Par la suite, les progrès réalisés se limiteront au respect des droits de cette minorité nouvelle. Ainsi a été combattue la charge subversive du mouvement gai des années 60/70. La Société accepte et respecte désormais ces êtres différents, parce que, soupçonne-t-on, génétiquement différents de la norme, mais en aucun cas doivent-ils exiger que les normes sociales de l’ensemble de la société soient modifiées à leur image.

Après la récupération

Le mouvement social gai, subversif jadis des meurs, est maintenant récupéré, de sorte que la « minorité » peut accomplir son ultime transmutation en une forme de micro-société qui reproduit les formes de pouvoir en vigueur dans l’ensemble de la société. La révolution sexuelle (comme on désignait à l’époque cette forme de l’utopie) sera vite oubliée. Une révolution dans la vie sexuelle non pas limitée à une minorité, mais élargie à l’ensemble de la population et qui aurait permis à tous ceux et celles qui manifestent un désir ou un sentiment pour une personne de leur sexe de les vivre sans l’opprobre contre l’homosexualité, et sans pour autant devoir assumer une identité gaie qui les rangent dans la minorité des différents

Retour de l’utopie?

Au cours des années 60/70, l’ irruption spontanée (pourrait-il en être autrement?) de l’utopie (« le champ du désir », rappelons-nous) s’est donc manifestée sous une forme culturelle particulière, reliée aux moeurs et à la sexualité. Au Québec, certaines revues assumaient joyeusement le rôle de propagateurs : Mainmise, Le Temps Fou, La Vie en rose et… Le Berdache.
Dans un monde plus que jamais dominé par la Politique (dans un sens plus large que la simple politique, en fait celui du Pouvoir) et sa cruelle et inégale satisfaction des besoins, c’est le règne du chacun-pour-soi. Mais l’Utopie et l’épanchement des désirs continuent d’exister, mais le plus souvent comme courant souterrain qui irrigue secrètement la vie culturelle. Nul ne peut prévoir quelle forme pourrait prendre une prochaine irruption sur la scène publique. Mais je crains fortement que la cause gaie ne soit pas alors à l’ordre du jour.

14 septembre 2013

Pour la laïcité


Cette semaine, le gouvernement Marois a dévoilé ses propositions pour assurer la laïcité des institutions publiques. Une vieille amie qui se qualifie de libérale m'a fait parvenir un courriel où elle manifeste sa franche opposition à cette Charte des valeurs québécoises. Partisan inconditionnel de la laïcité de l'État, je lui ai répliqué ce qui suit :

Je crois sincèrement que l'État doit être laïc et que c'est inadmissible que, moi, citoyen athée, doive, au hasard de mes rencontres avec des fonctionnaires, me présenter devant des personnes qui affichent leur appartenance à l'une ou l'autre des religions. Comment te sentirais-tu à demander des renseignements à un fonctionnaire qui arborerait un écusson : Je suis athée ? Ce dernier serait d'ailleurs probablement traduit devant un conseil de discipline.

Pourquoi se le cacher, la cible principale de cette charte est l'islam. Je suis toujours surpris de constater l'aveuglement des Occidentaux devant ces communautés musulmanes qui y sont établies. La gauche d'Outremont ou du Plateau peut bien parler d'inclusion, quand de jeunes musulmans sont recrutés par les réseaux terroristes on dit que ce sont des exceptions. En effet, les exceptions sont nombreuses...Mais, je ne tomberai pas dans le piège de tout amalgamer. On peut fort bien être de confession musulmane, mais accepter la modernité, et se plier aux exigences de la séparation de l'État et de la religion.

Implicite également dans cette charte est le rejet du concept de multiculturalisme claironné par les Trudeauistes et, adopté largement ensuite par le Canada anglais. Outre son instrumentalisation dans le but de fidéliser les communautés immigrantes, un clientélisme qui devait assurer leur pouvoir ad vitam aeternam, cela servait à minoriser les Québécois, réduits à n'être qu'un autre groupe de plus de la Canadian Mosaic. Or, toute arrivée massive d’étrangers dans un pays suscite de réels problèmes à ses autochtones. Prétendre le contraire représente une irresponsabilité majeure. L’enjeu d’une politique d’immigration est d’assurer, quelque que soit le nom qu’on l’affuble, l’assimilation des nouveaux venus au sein de la population, d’en amoindrir les aspérités inévitables. Assimilation, le mot est lancé : mais cela fonctionne dans les deux sens. L’apport des nouveaux venus est assimilé, à mesure que ces derniers sont assimilés au groupe majoritaire. Prétendre autrement, comme c’est souvent le cas au Canada anglais, relève de l’hypocrisie.

J’avais songé, au lendemain de la défaite du Oui, en 1995, qu’à défaut d’assumer pleinement notre destinée de peuple, le nationalisme québécois allait devoir se replier sur la mentalité de survivance qui avait marqué notre nationalisme d'avant la Révolution tranquille; un retour, certes non dans le sens de l’identité ethnique ou à la défense du catholicisme. Mais vers la langue, par exemple. La présente charte est mal engagée. Elle divise déjà trop les souverainistes pour ne pas regretter qu'elle ait été proposée.  Sans me faire trop d’illusions sur le résultat final (les compromis, reculs, difficultés d’applications, contestations sont à venir) je me réjouis que pour une fois le principe de la séparation de l’État et de la religion soit énoncé. Au moins le Parti Québécois propose quelque chose. Qu'a fait le gouvernement libéral de Jean Charest? Dépenser une fortune pour un exercice de défoulement collectif pour ensuite ne rien faire.

Quant à la religion, je suis intraitable : les religions, reliques des superstitions du passé, n'ont pas de place dans la modernité, du moins telle que je la conçois. Cependant, elles gagnent malheureusement de force de nos jours. Pays arabes, Israël, États-Unis et ses évangélistes, la Russie avec l'Église Orthodoxe, même l'Inde avec un hindouisme intolérant. Rien de bon ne sort de la religion de par le monde. Hélas, la crise actuelle du capitalisme et l’affaiblissement des élites cosmopolites qui le soutiennent hâteront ce processus. La connaissance scientifique et la pensée néo-libertaire, jusqu’ici hégémonique du moins dans les sociétés occidentales, tous deux vecteurs de progrès, c’est-à-dire de l’ouverture vers l’avenir, perd et perdra progressivement de son lustre au sein des larges masses de personnes qui se sentent exclues, dépossédées, flouées, méprisées et qui ne comprennent rien ni à la science, ni à l’art actuel. Abreuvées de la culture pop commerciale et gavées d’images étrangères aux nécessités de la vie et à la fatalité de la maladie et de la mort, nombreux sont ceux qui se tournent vers le passé, vers les idéologies religieuses qui ne font que recycler le passé, souvent même pas sous de nouvelles guises et que les élites instruites et hédonistes pensaient révolues. Une erreur dont on pourrait payer lourdement le prix.

06 juillet 2013

Oui, mais...



Oui, mais...

Tu me déclarais, Paul : 

Inexorable le sort,
Impitoyable la vie,
Inéluctable la mort,
Inévitable l'oubli

Et je t'ai répondu :

Oui, mais...

des gouttes d'eau chaude le matin sur mon corps un reste somnolant...

ces rayons printaniers après l’interminable hiver....

la rencontre d'un ami longtemps perdu de vue...

un baiser fortuit qui me fouette le sang...

la coulée de larmes sur la page relue sans cesse...

23 mai 2013

Adieu au papier (?)



Depuis que j’ai l’Internet haute vitesse à la maison, mais probablement bien avant, je perds l’habitude de lire les quotidiens imprimés au profit d’un regard rapide et distrait, il faut le dire, sur une dizaine de journaux et sites en trois langues. Chose qui était assez difficile auparavant. Est-ce la fin du quotidien traditionnel? Lisez la fable que mon ami portoricain, Carlos Ortiz, a récemment écrite et que j’ai librement traduite de l’espagnol.

                                La détresse du petit Boris


Renifler la bouffe du Maître était pour moi une joie matinale. Pas seulement parce qu’une bonne nourriture le rendait heureux, mais parce que, moi aussi, je mangeais un bon plat de son déjeuner.  Alors, chaque matin, je sentais le jeune homme qui ne manquait pas de se joindre à nous, que mon Maître nommait Ken. Très tôt, Ken m’appelait à haute voix: « Boris!», et il me lançait un paquet d’imprimés.

Je courrais de la terrasse pour le livrer à mon Maître. C’est alors que celui-ci partageait avec moi son délicieux déjeuner. Il se concentrait avec grand intérêt sur la série de signes, de symboles et d’images que renfermait ce papier et l’exquise odeur de son encre. À les regarder attentivement, il souriait parfois, fronçait les sourcils à l’occasion, mais le matin s’achevait toujours bien. Cela faisait partie de notre rituel quotidien jusqu’au jour où Ken cessait de lancer le journal dans notre jardin. 

Désormais, il ne s’arrêtait plus devant notre maison. Sur sa bicyclette, Ken s’arrêtait pour y déposer le quotidien à la maison voisine, à droite, et ensuite à celle de gauche, mais rien chez nous. Peu de temps après, il n’est plus revenu dans le quartier. Et, un bon matin, est apparu à l’entrée de notre jardin un livreur de marchandises. Hélas, celui-ci n’a pas apporté quelque chose que je puisse pendre entre les dents. Mon Maître a dû sortir et s’en charger. Et même si le livreur s’en était chargé, il ressentait une extrême urgence de s’occuper lui-même de cette marchandise. Je ne pouvais, ordre de mon Maître, ni toucher ni même venir renifler cette lourde et morne boîte, qu’il a posée et déballée sur sa table de travail, là où d’habitude il lisait son quotidien en déjeunant. Maintenant, assis devant un écran aux couleurs bigarrées qui montre, je le remarque, le logo du quotidien que je tenais auparavant entre les dents. Hélas, de cet écran, aucune odeur ne se dégage, rien qui puisse me donner de l’appétit, rien qui ne m’incite à le lécher. Aussi, mon Maître ne partage plus avec moi son déjeuner, et m’offre seulement ces boîtes d’une quelconque nourriture qui ne me rappellent en rien ces déjeuners que nous avions ensemble dégustés. Ni même celui-ci prend le temps de jouir d’un repas matinal, mais, bien au contraire,se contente d’ingurgiter une substance que je n’oserais toucher et de boire des liquides que je ne boirais jamais, telles ces nombreuses tasses de café. Désormais, son rituel matinal n’est plus le mien. Mais, quelque temps après, mon Maître, fort excité, se fâche subitement. Il se parlait à mi-voix de méchants, d’invasions et de maladies. À l’écouter, moi qui ne détectais rien, ni aucun intrus, ni aucune infirmité,  je me demandais si ce mal n’avait atteint mon museau… J’ignorais tout à fait ce qui se passait chez lui. Il semblait en proie à de grandes difficultés, alors que je n’étais pas en mesure de l’aider. Au lieu de m’appeler à lui comme autrefois, il saisit le téléphone pour demander de l’aide, laissant l’appareil branché sur le haut-parleur de manière à se concentrer entièrement sur l’écran. J’entendis à ce moment-là une voix que j’ai reconnue!  « Nous regrettons que vous connaissiez actuellement de nombreux problèmes avec notre site. Nous essayerons de le réparer à distance. »  Au bout du fil, nul autre que Ken...

29 avril 2013

Un guide à parfaire


Guide du Montréal créatif,
10 parcours à la rencontre de l'art actuel
de Jérôme Delgado
Guides de voyage Ulysse
Montréal, 2013
224 pages, 29,95 $


Sentiment étrange que celui de compulser un guide touristique sur sa propre ville. À une grande familiarité se mêlent parfois des éléments inconnus qui vous font dire : « y a malgré tout de quoi découvrir… ». C’est ce que j’ai ressenti à parcourir le nouveau Guide du Montréal créatif, paru aux éditions Ulysse. L’intérêt principal pour qui connaît le Montréal culturel est de se dire : « Que de choses se passent ici! »

Tout guide trahit les décisions arbitraires voire les préjugés de ses auteurs. Celui-ci ne fait pas exception. Je m’explique mal le choix de présenter en tout premier le Mile-End (en plus de quelques lieux de la Petite Italie et d’Outremont) plutôt que le Quartier des spectacles et le Quartier Latin qui, sans conteste, constituent le centre de la vie artistique de Montréal et d’une bonne partie de sa culture urbaine. 

Un guide est au départ un répertoire pratique de lieux situés géographiquement; et, comme tel, un ouvrage de ce genre risque fort de comporter des erreurs de fait et de fâcheuses omissions. Voici ce que j’ai noté pour deux quartiers que je connais bien : le Plateau et le Village gai.

D’abord le Plateau : l’auteur mentionne la Galerie Bernard, sise rue Saint-Denis, mais pas la Galerie Beaux-arts des Amériques, sa voisine immédiate. Pourquoi? Plus loin, sur le boulevard du Mont-Royal, l’auteur a dûment noté les bars Bela Kun et O Patro Vys, mais non les Jeunesses musicales du Canada (et sa belle salle de récital) de l’autre côté de la rue. Et pourquoi ces renseignements si sommaires sur les Conservatoires de musique et d’art dramatique tout près. Il s’agit pourtant d’une pépinière de créativité. Rien du tout aussi sur l’atelier de la troupe de danse Marie Chouinard, situé à l’ouest sur la même artère. 

Quant au  Village gai, aucune mention n’est faite de la piétonnisation du tronçon de la rue Sainte-Catherine qui le traverse, devenant ainsi l’été l’une des rues les plus animées de la Métropole. Même pas un mot, ni de photo, des désormais célèbres boules roses qui en sont devenues la marque de commerce. Rien, non plus, sur la foire d’art en pleine rue qui met des artistes et artisans en rapport avec le grand public des badauds et touristes. Certes, la qualité et l’innovation n’y sont pas toujours au rendez-vous, mais est-ce une justification pour la passer sous silence? Le peu de place accordée au quartier gai est d’autant plus fâcheux que l’été, autour du Village, marque le temps fort d’une culture urbaine qui lui est particulière, et qui prend d’autres allures ailleurs à Montréal. Les diverses incarnations de la culture urbaine s’allient à leur façon à la création artistique. Malheureusement, le présent guide ne semble pas le reconnaître. 

Je pourrais poursuivre de la sorte, mais l’essentiel n’est pas là. Le choix des auteurs et des éditeurs était d’accorder une place importante aux photos pour rendre sans doute l’ouvrage agréable à l’acheteur. C’est bien, mais l’espace disponible pour l’information écrite diminue en conséquence. 
Et à trop vouloir en faire un guide de parcours, on noie l’information se rapportant à chaque discipline artistique. Prenons l’exemple de la musique classique : pour repérer l’essentiel de ce qui se fait à Montréal, il est moins pertinent pour les lecteurs et surtout pour les visiteurs à notre ville de consulter une liste d’endroits par quartier que de savoir en détail, dans un seul texte, que la vie musicale se passe à la Place des arts, à l’école Schulich  de McGill, à la salle Bourgie, à la salle Mercure, à la Chapelle du Bon-Pasteur et à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Il aurait été plus judicieux d’inclure non seulement des parcours géographiques, mais également par discipline artistique. Je regrette en particulier le peu de place accordée à la vie littéraire. Pas un mot sur la Maison des écrivains ou sur certaines librairies comme Port de tête. 
Mais, au-delà du répertoire des lieux de diffusions et de formation, je constate l’absence d’une appréciation qualitative des différentes formes d’art dans leur particularité montréalaise. 

Bonne note : la place accordée à l’art public, surtout pour les photos.

Voilà, ce guide sera sûrement fort utile pour des visiteurs, et pour quelques Montréalais. Souhaitons qu’une édition ultérieure vienne en combler les lacunes.

06 mars 2013

Animalités : INTER art actuel # 113


Le 21 février dernier, avait lieu, à Québec, le lancement de la dernière livraison de la revue INTER art actuel. J’ai la grande fierté de voir publier dans ce numéro consacré au thème de l’animalité en art contemporain, mon texte Méditations à dos de zèbre. J’y analysais la sculpture « Le Spectre et la Main » de l’artiste québécois, résident de New York, David Altmejd. Cette magnifique œuvre a été présentée l’été dernier dans le cadre de Zoo, une exposition collective autour du thème de l’animalité organisée par le Musée d’art contemporain de Montréal. Dans mon texte, j’opposais à Altmejd les productions mortifères de l’artiste britannique et vedette du monde de l’art, Damien Hirst, qui fort heureusement n’avaient pas été retenues pour cette expo.

Ce numéro thématique deviendra, j’en suis sûr, une référence en français sur le sujet. 

Ce texte est maintenant disponible intégralement sur le site de Érudit :
https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2013-n113-inter0419/68325ac/