Libellés

22 octobre 2013

S âge sse


Les mots « âge » et « sage » sont-ils apparentés quant à leur étymologie? Un renvoi au dictionnaire en ligne du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), n'a pas pu démontrer mon soupçon. Qu’importe! Dans la pratique, la sagesse s’acquiert avec l’âge ou jamais. Et qui parmi nous pourrait non seulement souscrire intellectuellement à la définition suivante que donne Montaigne de la sagesse, mais surtout la réaliser dans sa propre vie : « celui qui, par un art de vivre, se met à l'abri de ce qui tourmente les autres hommes ».



Dans le passage que suit, Proust met dans la bouche d’Elstir, le personnage du peintre dans la Recherche, sa conception de la sagesse comme traversée de la vie, du temps perdu à celui retrouvé, et qui par là aboutit à son dépassement, grâce à la création artistique. Nous y lisons la leçon de vie qu’offre le vieux peintre au narrateur, alors jeune homme, qui venait de le confronter aux frasques de sa jeunesse.


Après avoir lu, ce matin, le passage, que je n’avais pas retenu à la première lecture de la Recherche, je n’ai pu m’empêcher de penser comment cela se rapporte si bien à ma propre vie. D’ailleurs, Proust nous y invite, car pour lui chaque lecteur en parcourant un livre revoit ce qu’il était et ce qu’il est devenu. En face de mon passé (ou, mieux dit, de mes passés, puisque notre vie est plurielle), à l’âge sinon de la sagesse du moins de la retraite, l’impérieux besoin d’en établir la synthèse, défi démesuré certes, m’enjoint de retrouver les débris éparpillés, ça et là, d’une existence au cours de ses méandres. Au début d’octobre, dans ce blogue, j’ai publié de nouveau un article, paru en 1999, se rapportant à mon militantisme au sein d’un groupe gai et sur ma collaboration à son magazine, Le Berdache. Cela témoigne d’un effort pour recoller les morceaux de ma vie antérieure. D’où la résonance singulière ressentie à la lecture de cette page de Proust, que voici: 





« Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, me dit-il, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit désagréable et qu’il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. Je sais qu’il y a des jeunes gens, fils et petits-fils d’hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont enseigné la noblesse de l’esprit et l’élégance morale dès le collège. Ils n’ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer tout ce qu’ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n’ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d’elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends que l’image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c’est selon les lois de la vie et de l’esprit que nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers, des coteries artistiques s’il s’agit d’un peintre, extrait quelque chose qui les dépasse. »


À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio pages 427-428

Aucun commentaire: