Libellés

20 novembre 2014

L'Avenir, justement!


Me voilà, dès lors, dans l’embarras de qui n’a que       
des esquisses et des ébauches inachevables à proposer.
Michel  Foucault

Plusieurs semaines après l’ouverture de la Biennale de Montréal, il n’était toujours pas question que j’en écrive un compte rendu. Mais, après y être allé, je croyais utile d’accomplir ce pensum. Le texte qui suit servira donc de témoin de mes efforts. Pensum, si :  je m’étais décidé à ne plus me consacrer à la critique d’art, puisque mes intérêts se dirigent maintenant vers la littérature et la philosophie, plus précisément, à l’encoignure de ces deux traditions discursives, et vers l’écriture d’une espèce d’autobiographie.
La véritable raison de mon abandon de la critique d'art, cependant, réside dans le désenchantement progressif que je ressens ces derniers temps envers l’art contemporain, objet principal de mes textes de critique d’art rédigés sporadiquement depuis 20 ans et qui, souvent, ne représentaient qu’un prétexte pour aborder une question plus centrale chez moi, celle de la culture. Enfin, la grisaille automnale aidant, j’avoue avoir perdu la foi dans la capacité de l’art contemporain de me stimuler intellectuellement comme de nourrir ma sensibilité et ma sensualité.

Une biennale de trop?

D'une manifestation d'envergure, comme l'est cette année, la Biennale de Montréal, réunissant 50 artistes de 22 pays, dont les oeuvres, issues de nombreuses disciplines et réalisées avec une grande diversité de matériaux, de formes comme de thématiques, il serait ridicule, voire absurde, de porter un jugement d'ensemble sur sa qualité artistique, en calculant, tel un comptable, la moyenne de la valeur esthétique contenue dans chacune des œuvres. Alors, comment rendre compte de l’intérêt de celle-ci? En rédigeant ces lignes, je ne cherche qu'à faire part de mes impressions à la suite d'une seule visite, uniquement au Musée d'art contemporain, le chef-lieu de la Biennale.
L’avenir : quel étrange titre donné à cette nouvelle mouture de cette Biennale, qui, après les éditions antérieures, sombrait dans l'indifférence, non pas du grand public qui s’en fiche, mais du milieu culturel. Or, il est temps de s'interroger sur la pertinence de ce genre d'événement. Cette dépense est-elle justifiée dans le contexte d’austérité que nous connaissons, et qui affecte les artistes comme les musées? Comme l'époque que nous vivons est marquée du sceau de l'austérité, ici comme ailleurs, et que je ne vois guère les conditions du retour à une ère de prospérité, quand les subventions coulaient à flots, je me demande quelles seront les retombées de cette édition de la Biennale. Non pour les aspects pécuniaires, bien entendu, je laisse ça à la Chambre de commerce, mais en matière exclusivement artistique et culturelle. La question de l’argent, ou de son manque, est relative. N’avons-nous pas vu d’admirables expositions montées, avec beaucoup moins de moyens, dans les centres d’artistes, dans les galeries universitaires, voire chez des marchands d’art? Cette Biennale ambitionne-t-elle d'en faire plus et mieux? 
Dès le début de mon parcours, j'ai essayé de repérer un texte invisible confectionné par les commissaires, qui présenterait leur conception de l’art de l’avenir. En vain. Au lieu d’y déchiffrer comment produire l’art dans les prochaines décennies, j’en étais quitte à revoir celui du présent, autant dire celui qui appartient déjà au passé. Si un texte sur l’art du futur s’avère impossible à formuler, ce qui me paraît évident, nous sommes à peine capables de prévoir la prochaine année, alors pourquoi avoir affublé la Biennale d’un titre si exagéré? Une mauvaise traduction du titre en anglais en est possiblement à l’origine. « Looking Forward » n’est pas l’équivalent de « l’Avenir ». Lié au regard, le titre anglais ne dénote qu’une perspective sur un futur proche, alors qu’en français, avenir dénote un futur indéfini, autant proche que lointain. N’étant pas des devins, les commissaires n’avaient d’autre choix que de se rabattre sur ce qui se réalise aujourd’hui même. Cependant, ce qui m’étonne est l’absence de projets, d’expériences plus que d’oeuvres finies, autour du numérique et de productions immersives, des sculptures produites à partir des imprimantes 3D, des installations sonores, des images hologrammes, d’oeuvres faisant appel aux autres sens, le toucher, le goûter, l’odorat. 
Rien de tout cela. La Biennale, nous réserve un parcours assez terne parmi des œuvres médiocres, et même horribles, comme cette chambre des tortures de l’artiste suisse, Thomas Hirschhorn, on projette sur un écran des images trouvées (dans Internet ?) des dizaines de victimes anonymes, brutalisées, torturées, assassinées, sans un élément du contexte. Une Biennale crépusculaire, avec la récupération facile de thèmes politiques, sans humour, ni ironie, qui heurte notre intelligence au lieu de la stimuler; qui endort nos sens plutôt que les fouetter; qui nous laisse indifférents alors que nous souhaitons être émus.


Le présent éternel de l’art contemporain

Comme tant d’autres, un de mes amis, aucunement féru d’expositions, croit que nous sommes toujours à l’époque de l’art moderne, le mot contemporain, ne signifiant rien de particulier. Dans le milieu de l’art, qui oserait encore catégoriser l’art actuel de moderne? La connotation du mot le renvoie nettement au passé, glorieux peut-être, mais achevé. Depuis quand sommes-nous passés du moderne au contemporain? Vers 1960? Avec le Pop-art? Admettons. Mais dans quelles circonstances? À la suite de quel événement? Comme je ne suis pas un historien, je ne peux que spéculer et fabuler, ce jeu plaisant et gratuit…
Saturée d’Histoire, de conscience historique, la vie moderne est pratique, mais nous angoisse par ses insécurités ; malgré tout la modernité séduit par les vents vifs de changement radical, révolutionnaire même, et par des utopies à portée de main, croyait-on. La devise du moderne : hier, nous l’étions moins; demain, nous le serons plus. Rien de tel avec le contemporain, en art, comme dans le reste, son mot d’ordre : luxe, calme et volupté, chanté par Baudelaire, ne se trouvent pas loin des mots au contenu apparenté qui nous criions hier : Peace and Love. Une rupture nette d’avec le moderne? Non, un glissement doux, semblable à la technique du fondu au cinéma, qui nous conduit d’une scène à l’autre sans que nous nous en rendions compte. La signification du contemporain, dans les arts comme dans la vie, c’est de nous faire croire que nous vivons dans un présent éternel… Certes, l’histoire de temps à autre se montre le bout du nez et se fait remarquer aux jonctions des modes, artistiques comme vestimentaires, des goûts et des courants de pensée, car on pense beaucoup à l’époque contemporaine, et, elle, si sagace, nous rappellera une vérité : le démodé d’autrefois, conserve-le, car demain on en raffolera!

« Vive le contemporain ! » Nous sommes allongés à la terrasse d’un penthouse de l’immeuble Park Avenue. Au-dessous, la ville s’agite, les bagarres éclatent, une ambulance crie au secours du futur cadavre, et de partout les mauvaises odeurs nous atteignent, même à cette hauteur! Nous nous trouvons parmi les membres en vue du Conseil central de la Confrérie des créateurs du contemporain (le CC du CCC), cette élite créative, et des gens vraiment bien. A cette rencontre, étaient conviés de jeunes créateurs fraîchement de retour de leurs résidences de création dans quelques villes civilisées et, le monde n’étant pas, hélas!, parfait, dans certaines villes qui ne l’étaient pas tout à fait. N’eût été pour le party d’hier soir, qui a perturbé l’ambiance, tout aurait été tranquille comme d’habitude. Mais les jeunes de la Confrérie veulent s’amuser, eux qui sont par ailleurs si studieux. Ils partiront sous peu vers Venise, Kassel, Istanbul ou São Paulo faire leurs premières armes. Avec l’âge et les responsabilités, ils dirigeront eux aussi les terrasses de la Confrérie et accueilleront à leur tour la prochaine cohorte de créateurs. S’ajoutent à eux, cet après-midi, des jeunes moins fortunés, en provenance de ces zones incertaines, toujours embourbées dans le moderne, là où viennent d’éclater des troubles et des violences. Quelle horreur! Les pauvres nous raconteront tout ça à l’heure du cocktail.

Même dans son état de santé précaire, l’art contemporain nous présente finement présentées ou, au contraire, plutôt mal ficelées des productions issues d'une esthétique du «RE» : la récupération, du remix, du remake, de la reprise, et nous nous demandons si ces artistes ont encore quelque chose à nous dire.  L’artiste au XXe siècle s'est affranchi de nombreuses contraintes qui jusqu’alors s’abattaient sur lui. On pouvait parler d'un artiste-Roi dont le meilleur exemple fut Picasso, seul maître de son art. Mais après un demi-siècle triomphal d'art contemporain, où les artistes comme jamais auparavant ont pu jouir d'autant de libertés dans leurs moyens d’expression, je me demande si ces derniers ne sont pas devenus en quelque sorte des Fous du Roi du pouvoir, celui du grand Capital. L'artiste, comme fonctionnaire de cour chargé de dire la vérité au Roi, mais dans le cadre exclusif du palais, le musée ou la galerie. Est-ce que le party en marche depuis les années soixante s’achève? Car le marché de l’art propulsé par le grand Capital, avec ses ventes milliardaires, établit ses règles et il est prévisible qu’il n’aurait pas toujours intérêt à entretenir à grands frais toute la Confrérie…
L’Avenir nous préoccupe donc. L’une des œuvres choisies pour la Biennale (un choix assez surprenant, au fait) est une grande et belle sculpture de l’artiste québécois, Nicolas Baier. Pendant nos déambulations, le long de ses parois lisses, avec de nombreuses ondulations, le matériau, l’acier inoxydable, réfléchit notre image en la déformant. Tout un symbole! La sculpture ne comporte aucune ouverture, mais, çà et là, des courbes vers l’intérieur dans le rideau d’acier et des creux dans sa structure, sans toutefois la rompre. Avant de lire l’écriteau, je songeais au monolithe énigmatique du film « 2001, l'Odyssée de l'espace » de Kubrick. En prenant connaissance de son titre, Eternity, je ne pouvais que sourire à la subtile ironie que l'oeuvre semble adresser à cette culture du présent éternel qui est en large part la nôtre. 





10 mars 2014

Fruit d'insomnie (Les méchancetés)

Tragique, parfois, ou banalement tatillonne, la méchanceté bureaucratique se montre d’autant plus cruelle qu’elle s’abrite sous le manteau d’un respect pointilleux des normes, supposées dépourvues des passions qui agitent les humains depuis toujours. Or, en grattant la fine couche de patine dont cette neutralité fictive recouvre de telles obligations, nous pouvons y déceler les failles sismiques des intérêts en conflit présents à leur origine. Cette perfidie souvent caractéristique des vastes appareils étatiques qu’exige une société d’une complexité inouïe, comme la nôtre, est trop largement connue pour que je m’y attarde. Comme la croûte terrestre, la société demeure vulnérable à de violentes secousses, mais d’habiles lois et règlements promettent de pacifier les conflits ou à tout le moins d’en amoindrir les effets. La condition sine qua non : l’impersonnalité. La structure organisationnelle publique se donne le souci de réguler la vie de populations entières en offrant, du moins en principe, un traitement égal aux citoyens. Il importe peu que ces derniers prennent conscience ou non de la véritable nature de telles lois et normes, celle de constituer une imposition à laquelle nous acquiesçons presque toujours, une fois passées les velléités de rébellion. Reste donc à déterminer, à tout moment, le prix exigé pour une telle paix et qui en assumera le fardeau.

Je bâille. Car à cette heure tardive, quand le sommeil se fait attendre, mon esprit échauffé par cette dialectique depuis une demi-heure bifurque vers l’autre bureaucratie, aux côtés de l’État, celle des gigantesques structures commerciales, qualifiées de 
« privées », sous l’emprise desquelles nous devons aussi conduire notre vie. Il ne s’agit pas, en ce cas, d’une imposition, mais plutôt d’une séduction engagée en permanence dont l’objectif ultime vise notre assentiment continu à l’achat de biens et de services, certains utiles, nécessaires même, et d’autres superfétatoires.

A l’opposé de l’impersonnalité de la structure publique, l’organisation privée se démarque par un souci réel pour l’individu, ce client et ce consommateur. Et l’enchantement, voire l’ensorcellement, ne s’exerce dans aucun autre secteur de l’économie avec davantage d’acuité que dans l’information par la voie d’Internet. Ici, le souci commercial prend des allures d’une méchanceté paradoxale. Toujours avec un rictus affable, les sociétés géantes qui s’y affrontent ne se contentent plus de nous vendre quelque chose, mais, au terme d’un vrai pacte faustien, achètent notre âme! Toutes ces données sur nos vies, que nous leur donnons avec empressement ou qu’elles prennent sans que nous le voulions ou même le sachions, serviront à nous rendre une cible facile pour des campagnes publicitaires. On cherche à nous faire croire que leur intérêt particulier représente notre bien commun. Voilà le prix à payer pour se servir, souvent « gratuitement », de tant de merveilles, qui, hier encore, passaient pour de la science-fiction.

Les coupables, nous les connaissons bien et nous les aimons! Puisque ces entreprises sont connues de tous, il est inutile de les nommer autrement que par la majuscule de leur marque de commerce: G, M, Y, F, T, A pour les plus importantes d’entre-elles. Ces lettres résonnent comme le code génétique de la nouvelle culture née du mariage entre le populisme et le commerce.

Mais déjà la somnolence diminue la vigueur de ma réflexion et je consens à laisser ces méditations pour le lendemain, dans quelques heures tout au plus, quand je me lèverai à nouveau devant l’écran de mon ordinateur pour observer le monde à travers les filtres de G, M, Y, F, T, A... 

16 février 2014

Un plat pour zombies

À une époque où tendent à disparaître les horloges dans les lieux publics et commerciaux, longtemps une commodité appréciée de la vie citadine moderne, il y a quelque chose d’insolite à aller voir une œuvre d’art qui rend hommage à l’omniprésent chronomètre, ce despote qui règle nos vies! Curieux, et encouragé par le concert d’éloges là où elle a été présentée, je suis allé voir au Musée d'art contemporain de Montréal, The Clock (2010) de l’artiste californien, établi à Londres, Christian Marclay.

Au départ, une idée simple, mais dont la réalisation a exigé des années de travail à Marclay et à ses assistants. Le concept de cette installation est assez original : dans un musée, transformer une salle en cinéma improvisé et y placer de confortables canapés blancs pour la projection d’une vidéo d’une durée de 24 heures dans laquelle, à des intervalles d’une minute, des clips tirés d’un millier de films où se voient une horloge ou une montre, pour ensuite la projeter à l’heure et à la minute précises où se trouvent réunis les spectateurs. De sorte que le temps fictif rejoint le temps réel du public. Et cela pendant les 1,440 minutes que composent les 24 heures de la vidéo.

Marclay est un véritable virtuose du montage visuel et sonore, ce qui explique en grande partie son succès. L’artiste s’inscrit dans ce qu’on a appelé une esthétique de l’appropriation, du remixage, d’échantillonnage et de reprise. Autant dire que l’oeuvre produite ainsi comporte comme seule originalité le traitement que l’artiste fait subir à des œuvres d’autrui. Symptôme de décadence de l’art? Fort probable vu que l’art de notre époque est sommé de répondre aux besoins culturels d’un public et des industries, ses fournisseurs. L’innovation et l’originalité se remarquent davantage par des prouesses techniques que par le sens qu’apporte la production artistique à notre vie.

Pour sa part, Marclay vampirise si bien des milliers de films à la recherche d’une image d’horloge ou de montre qu’il en résulte, malgré les différences d’un film à l’autre, une paradoxale homogénéité de l’image et du son. Sous son habile baguette d’apprenti sorcier, ces films perdent leur individualité en tant qu’œuvre d’art distincte (et peu importe leur valeur artistique) et seul un court extrait se voit fondre à un flux d’images marquant l’heure et la minute. Alors, The Clock semble réduire la réalité complexe du temps humain (dans le cas présent, le contenu narratif des films) à son simple appareil de mesure, mécanique à son origine, somme toute récente, devenue numérique aujourd’hui. À ce qui n’est au fond que l’une des représentations du temps, d’une finalité toute pratique, et pas forcément la plus instructive.

En tout, j’ai passé près d’une heure à regarder The Clock. Si, au départ, je cédais aux séductions de ce tour de force technique, minute après minute, je sentais se dissiper les attraits; l’étonnement et l’émerveillement du début se transformaient, une fois révélée la mécanique mise en œuvre, assez monotone malgré la diversité des clips, en une vive frustration devant des fragments de certains films que j’aurais aimé regarder. Enfin, une irritation croissante et un sentiment aigu de perdre mon temps (!) s’emparaient de moi et me précipitaient vers la sortie. 

À moins d’être un zombie, ou souhaiter le devenir, je m’imagine mal quelqu’un passer des heures entières, encore moins tout le cycle de 24 heures, devant The Clock. Mais tous les goûts ne sont-ils pas dans la culture?