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18 février 2016

L'ouragan Jutra


Aujourd'hui dans le trône et demain dans la boue

Pierre Corneille
Polyeucte




AVERTISSEMENT : Vu l'état d'hystérie qui s'instaure au Québec après le passage de l'ouragan Jutra, il me semble opportun de prévenir le lecteur qu'il ne trouvera, dans ce qui suit, aucune apologie de la pédophilie ou de la pédérastie, ni, au contraire, une incitation à une justice expéditive et vengeresse, mais seulement un appel à la raison.


C'est fait! Partout au Québec, on s’affaire à retirer les plaques des rues et des parcs arborant son nom; les prix du cinéma ne seront plus des Jutras; mais le pire, c'est la décision de la Cinémathèque québécoise de débaptiser sa salle principale. Cette institution phare du cinéma au Québec a trahi son mandat et son devoir, qui étaient de protéger le cinéaste au milieu de la tourmente. 

Plusieurs leçons devront être tirées de cet ouragan médiatico-politique. Dans ce qui suit, je me contenterai d’en énumérer sommairement quelques aspects. On ne peut guère reprocher aux éditeurs de la biographie de Claude Jutra leur opportunisme, car un scandale comme celui-là doit bien assurer le succès commercial du livre. Mais ce qui me laisse perplexe est le travail du biographe. N’ayant pas lu l’ouvrage, je m’interrogerai que sur le sens, ou plutôt le non-sens, pour lui de consacrer tant d’efforts et de temps à son biographié, pour, à la suite de quelques révélations, bien fondées ou non, c’est à voir, le déboulonner du trône d’estime d’où il régnait vers les fanges d’une opinion publique toujours friande de secrets d’alcôve. Ensuite, la manipulation de l'opinion par les médias, nouveaux comme anciens, a largement contribué à gonfler les vents du scandale, suscitant ainsi la peur panique chez les politiciens d'être teintés de complaisance à l'égard de la pédophilie; eux qui jadis avaient cherché, en baptisant rues et parcs ci et là au Québec, à profiter d’un prestige facile associé alors au nom de Jutra, nom désormais toxique selon le mot d’un commentateur. Prochaine étape, les réactions en boucle dans le peuple marquées par un anti-intellectualisme coutumier. On s’en prenait aux privilèges accordés aux écrivains et aux artistes, à ceux qui se croient au-dessus de la morale commune, voire des lois. Ces réactions trouvaient dans le cas Jutra un terreau fertile, car tout ce qui touche à la pédophilie et aux rapports d’adultes avec des adolescents se noie dans l'irrationalité, tant chez ceux enclins à chercher leur plaisir, si l’emploi du mot est correct, auprès des mineurs que chez ceux que ces comportements horripilent. Pas étonnant alors d’observer une méfiance enracinée contre les professionnels (psychologues, psychiatres) qui tâchent d'infléchir ces inconduites sexuelles réprouvées socialement et à en prévenir la récidive. Pour finir, on s’avise à regret du manque de courage des milieux artistiques à résister aux rafales conduisant à l’exécution symbolique du cinéaste; leur incapacité, dans le cas précis de Jutra, de calmer le jeu en faisant valoir la distinction entre l'individu, désormais taré, et l’artiste de talent, créateur d'une oeuvre inestimable, promue sûrement au rôle de victime collatérale de ce lynchage. 

Et que dire de Claude Jutra en tant qu'individu, sinon qu'il était en la matière, j'en fais le pari, le pur produit de ce catholicisme qui, au cours des siècles, par l’exigence d’un voeu de renoncement à la sexualité pour accéder au sacerdoce, a créé les conditions pour l’agression sexuelle ou simplement physique des enfants à la charge des religieux. Mais, au cours de cette tempête de février 2016, pas de circonstances atténuantes, ni présomption d'innocence, encore moins d'un procès juste et équitable, selon les lois : le peuple voulait un sacrifice et un supplicié. Les médias et les politiciens lui en ont livré un. Non l'homme, car défunt, mais ce qu'il possédait de plus cher, son oeuvre cinématographique. Quelle institution (de la télévision, des collèges, des universités, etc.) oserait maintenant programmer ou soumettre à l’étude ses oeuvres? Combien de temps Jutra, l’artiste, demeurerait-il au purgatoire? Ou en enfer? Nous venons d’assister à une espèce d'autodafé, un bûcher, censé purifier la Nation des méfaits du diable. En 48 heures, le Québec a séjourné au Moyen-Âge, pour se réveiller en pleine Union soviétique, où Claude... ah! j'oublie déjà le nom, cette non-personne est désormais extirpée de notre mémoire collective. Ironie du sort pour celui qui s'est suicidé aux premiers symptômes de l'Alzeimer.