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10 avril 2020

Consignes d'usage


rue Saint-Paul, Vieux-Montréal, le 9 avril 2020
photo de Michel Gagnon




Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés
Les Animaux malades de la peste
Jean de LA FONTAINE

Le désœuvrement qu’accompagne le confinement dans mon appartement, quand rôde au-dehors le redoutable agent infectieux, me conduit à écrire ces feuillets pour tromper l’ennui et apaiser, alors que mes lieux de culture et de plaisir demeurent fermés, la tristesse d’avoir perdu temporairement cette innocente et libre sociabilité de naguère. 

Confinement, enfermement, quarantaine, emprisonnement, réclusion. Tout ce vocabulaire carcéral sert à décrire des réalités ignorées de la vaste majorité d’entre nous, pour qui, tout au plus, ces mots de contrainte et de répression ne vont guère plus loin qu’une représentation filmique ou romanesque. Aujourd’hui, sous la pandémie, ici comme ailleurs, ils se conjuguent de diverses façons à la vie quotidienne. Plus haut, j’écrivais : «confinement». C’est un tantinet exagéré. J’aurais pu parler d’isolement volontaire puisqu’aucune ordonnance administrative ne m’oblige de me confiner à résidence. Par contre, c’est en y sortant que le confinement se transforme en déambulation surveillée et s’impose à moi, comme à tous, des consignes d’usage. 

Avec «Restez chez soi» ou sa variante, «restez chez vous», le gouvernement proclame sa principale consigne visant à limiter le nombre quotidien de contacts physiques qu’une personne effectue avec autrui, ne fût-ce que de vagues frôlements de rue. D’ailleurs, j’y obtempère d’autant plus aisément que, hormis les quelques minutes d’une marche de santé quotidienne, à quoi d’autre pourrais-je m’adonner en ce momentPour les prochaines semaines, l’activité industrielle, commerciale et administrative de Montréal, pour l’essentiel, restera à l’arrêt. De même, demeure en vigueur la totale interruption de la scène culturelle et la fermeture des lieux de rencontre. Voilà ce qui me confine. Jamais, n’ai-je vécu une telle absence prolongée d’activités et de distractions, alors qu’en temps normal, la Métropole en prodigue pour tous les goûts et toutes bourses. Nous assistons donc à un degré zéro d’animation urbaine semblable à celui d’autres villes, grandes et petites, de par le monde. Cela  permet de mesurer l’ampleur d’un rare événement planétaire, qui passe au-dessus de nos têtes et pour certains malheureux dans leurs poumons, et au sein duquel tout un chacun assume un rôle de protagoniste et où personne ne pourra se dire simple observateur. 

Le Virus (l’emploi de la majuscule s’impose) a déjà chamboulé ma vie, ce qui vaut pour tout le monde assurément, en la laissant comme atrophiée. Se répéter la nature temporaire des mesures prises contre la pandémie ne console pas vraiment. Le Virus a porté un frein brutal, violent, à mes habitudes, au sens que comporte le mot normalité. Pour une période, toujours indéterminée : aller à une exposition, elle aura été annulée; rencontrer un ami, déconseillé; planifier un voyage, impossible; chercher un amoureux, très compliqué. Notre «machine désirante», pour utiliser une métaphore surannée, tombe en panne, cependant que le désir continue à osciller dans notre corps, mais à vide. 

Les rues se vident de piétons et voitures, la rumeur constante de la ville cesse; seul le battement cœur ponctue un étrange silence. Hélas!, dans mon logement, cette délicieuse sérénité se rompt lorsque je convoque plusieurs fois par jour les médias sous prétexte de m’informer sur le monde. L’ouïe et la vue se voient agresser par la laideur, la vulgarité, la cruauté, la méchanceté, la violence. Tout incident, malheur, information, déclaration ou décision, ici ou ailleurs, donne lieu à une mise en scène de fin de monde auquel le lecteur, l’auditeur ou le spectateur est sommé de prêter attention toutes affaires cessantes. Sous la pandémie, ces organes d’information excluent presque tout autre sujet, de sorte que l’on rapporte d’ici ou d’ailleurs les horreurs vécues par les victimes du Virus; s’ils répètent inlassablement les consignes d’usage et nous transmettent les décisions des autorités, ils font alors œuvre utile pour ceux qui les ignorent. Mais un tel aplatissement du contenu ne m’incite guère à sacrifier mon temps à confirmer ce que je sais déjà. Pire encore, en y parcourant les colonnes de chiffres macabres de personnes infectées, hospitalisées et décédées je me sens vivre dans un cauchemar à peu de chose près d’une catastrophe. Quel bienfait bénéficierons-nous  s’ils y ajoutent le catastrophisme? Ma vieille habitude d’accro de la nouvelle a pris fin un jour récent quand j’ai atteint un paroxysme de dégoût pour cette effraction médiatique non essentielle dans ma vie. Depuis, comme antidote, je mets en quarantaine sine die les médias grand public; seules les sources spécialisées me conduiront à les consulter. 

Comme tant d’autres, me voilà bien installé pour la durée de cette crise sanitaire. Avec les consignes en vigueur, je me donne une stratégie de réduction de risques suivant la leçon apprise au cours des années noires du Sida, de 1982 jusqu’à la disponibilité de la trithérapie, vers 1996. Ainsi, pour donner un ordre de grandeur, je compte bien réduire de 90 %, les probabilités d’être infecté. Pour le 10 % restant, un hasard fâcheux, une imprudence ou l’oubli des précautions peuvent, quoique pas toujours, faire basculer une vie dans le gouffre. Mais n’est-ce pas là le prix à payer pour simplement exister? En tout état de cause, je sens que, même infecté, j’aurais bon espoir de m’en tirer, ou comme l’anglais l’exprime de façon imagée, d’avoir a fighting chance

«Rester chez soi» : l’ordre intimé par les autorités résonne autrement à mes oreilles. Non seulement lieu de résidence, mais quelque chose de plus essentiel, car le pronom «soi» est fort embêtant. Par une étrange anticipation, la dernière de mes quatre résolutions pour l’an 2019, publiées dans mon blogue, s’y lit ainsi : «revenir vers soi, le seul ancrage un peu solide qui me reste». Je ne songeais alors qu’à m’isoler du monde pour retrouver mon univers… Alors, le programme qui s’impose à moi, au cours de cette crise et surtout après, vise à tromper l’ennui et à apaiser ma solitude, mes deux démons. La rédaction de ce texte me permet, après un arrêt d’un an, de retrouver l’écriture comme activité fébrile, mais aussi comme une main tendue vers autrui. Écrire structure la vie de diverses façons. J’exclus d’emblée celle qui, grâce à une rhétorique appropriée, ambitionne d’influencer des lecteurs. Je n’y vois aucun intérêt. Non plus des mobiles telle la recherche de la gloire littéraire (beaucoup d’appelés, peu d’élus) ou l’argent (prière de se diriger vers le cinéma). Plutôt, je vois l’écriture comme un prolongement de mes rencontres amicales et celles fortuites avec des inconnus; et peu importe si l’expérience de vie des uns ou des autres s’éloigne de la mienne. J’entame facilement la conversation, sans déplaisir, avec ceux qui professent des opinions et croyances nettement opposées aux miennes, car à leur écoute, parfois ardue, cela permet spontanément de me situer dans les affaires de la vie et du monde. Écrire, au contraire, m’oblige à mieux établir mes positions. Dans le dialogue intime avec soi-même, ces procédés nous aident à nous situer dans la pensée et de se positionner par l’écrit. 

Pour palier la solitude, heureusement qu’une sociabilité par procuration s’offre à nous par la lecture. Ratissant l’autre jour les bacs de solde à ma librairie de quartier, j’ai découvert un petit trésor, au prix dérisoire : «Vous, Marguerite Yourcenar», de l’écrivaine Michèle Sarde. Paru en 1995, ce gros livre renferme un essai littéraire sous la guise d’une exploration de la vie et l’œuvre de l’auteur des Mémoires d’Hadrien. Ce roman d’une beauté inouïe, au style classique, présente une autobiographie fictive de l’empereur romain Hadrien, qui au pouvoir était l’homme le plus puissant d’une demi-planète. Je l’ai lu la première fois vers 1980, ce qui m’a fait connaître une écrivaine d’envergure déjà âgée. Michèle Sarde dans son livre part à la recherche des moments troubles de la jeunesse de Yourcenar, que celle-ci avait camouflés, dissimulés, transmutés dans ses œuvres, tout en expurgeant de ses écrits toute trace pour les plus douloureux. Lire une biographie m’a souvent déçu, car j’avais l’impression de regarder en surplomb la personne qui en est l’objet. En dépit d’une accumulation fastidieuse de faits, de témoignages, de l’examen d’écrits et de la correspondance, plus d’une fois, ai-je vécu la vive sensation de demeurer en dehors de l’existence du sujet d’une biographie, de ne jamais entrer, tel un ami, dans son intimité. Le livre de Michèle Sarde, «Vous, Marguerite Yourcenar», m’apparaît comme une heureuse exception. Pendant de longues heures, jour après jour, je rejoignais Michèle pour qu’elle me parle de Marguerite et de tous les personnages qui peuplèrent la vie de la première immortelle. 


En résumé, ce que je retire de positif de la crise actuelle tient désormais en trois nouvelles consignes d’usage : écrire, lire et prendre une distance salutaire des médias. De même, le « confinement » représente un exercice utile et un avant-goût de l’avenir, lorsqu’avançant en âge, le fait de sortir de ma résidence deviendrait physiquement difficile. Les enjeux d’une fin de vie, j’en prends davantage conscience maintenant, consistent à conjurer autant que possible l’ennui et la solitude .

Il sera dit un jour qu’en ce temps-là, le regard que chacun portait sur soi, sur la société, ou même sur l'état de notre Planète, si mal en point, demeurait obscurci par un épais brouillard.


Post-scriptum du 19 avril 2020


Contre la coronasinistrose


Comme il est difficile, nocif même, de se maintenir en permanence à l’écoute de cette pandémie, hier soir est entrée en vigueur dans ma vie une nouvelle mesure d’autoconfinement : vers 18 h, j’ai éteint l’ordinateur. Cela fait partie de ce que j’appellerai une « distanciation médiatique ». 

À partir de maintenant, je prendrai des nouvelles (mauvaises assurément) du Monde, comme du monde, qu’au matin. Je resterai joignable et branché, bien sûr, par l’iPad et l’iPhone, de même que par le bon vieux téléphone, pour lequel le couvre-feu ne débute qu’à 21 h.

Cette mesure vise à me permettre, avant le sommeil, de passer un beau moment de sérénité qui le favorise. Lire, écouter de la musique ou des balados, humer un peu d’air sur le balcon — que sais-je ? — tout pour conjurer une noyade dans la coronasinistrose ambiante.

La pandémie exige de chacun davantage que des mesures pratiques pour éviter d’être infecté, un certain fatalisme, par exemple, pour ne pas s’adonner à une peur panique au moindre frôlement suspect, et plus encore des efforts pour retrouver un état de calme et de sérénité. Sauver son corps, ses nerfs, son « âme ». 


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Danse macabre, rue Berri

Billet écrit le 11 septembre, 2021

L’obscénité tient le haut du pavé dans les rues de Montréal,  en ce 11 septembre. Rien avoir avec les tombeurs des deux tours, si laides par ailleurs, mais de ceux qui se refusent aux deux doses. Obscène, ce mot désormais vieilli à l’époque de la porno omniprésente, n’est plus que d’ordre sexuel, mais décrit la déraison d’être plus craintif du vaccin que du virus. Vaccin = Poison, ai-je pu y lire sur une pancarte. L’outrance insulte l’esprit. Mais qu’importe la science, venez danser, chanter, coude à coude, les fesses serrées dans la meute : mais quel orgasme! Oui, dansez, chantez, tristes fous, car l’agonie et la mort vous attendent. Elles sont déjà dans vos crachats et votre haleine.