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25 octobre 2020

Corps, souviens-toi…



…c’est par leur mémoire du référent

 et non par le jeu de leurs signifiés

 que les mots peuvent rénover les existences…


Yves Bonnefoy 




- I -


L’Art existe en un lieu, sur un site ou, chaque jour davantage, dans l’espace immatériel des réseaux internet. Cependant, c’est surtout dans un lieu physique qu’une exposition devient le théâtre d’un rendez-vous, parfois imprévu, entre l’expression achevée de l’artiste et l’expérience, initiale ou récurrente, de son spectateur. Ci-dessous, on pourra lire le récit d’une telle rencontre singulière.



La Poste*est un superbe temple dédié à l’art contemporain ouvert en 2013 par une mécène d’origine belge. Il occupe un bureau de poste centenaire désaffecté, et admirablement transformé, dans le quartier Petite-Bourgogne, au sud-ouest de Montréal. Cet automne a lieu une exposition consacrée à l’artiste montréalaise Geneviève Cadieux. Depuis nombre d’années, j’ai pu voir ses œuvres en galerie ou au musée, mais celles-ci me laissaient, pour tout dire, indifférent. Trop timorées; aussi froides que lisses; l’effusion lyrique exclue; l’émotion tenue en bride. Cependant, j’ai comme principe de voir des expositions, peu importe mon sentiment. 


***


Tout déplacement hors de chez soi recèle une promesse de voyage. Mon voyage vers la Poste, à la mi-septembre, débuta au square Victoria, d’où je pris un autobus qui zigzague le long des quartiers du canal Lachine, qui jadis étaient industriels, portuaires et ferroviaires, et où se logeaient mal des Irlandais, des Noirs, et ceux fuyant la misère rurale, des Canadiens français, que l’époque désignait ainsi. Une image d’archive de ces quartiers m’est subitement revenue à l’esprit : le musée McCord tapisse une salle par la reproduction d’une photographie prise vers 1900, laquelle montre un panache charbonné vomi d’innombrables cheminées et qui empoisonnait les poumons des prolétaires.


Aujourd’hui, le visiteur à ces mêmes quartiers s’émerveillerait peut-être à constater la frénésie de construction d’immeubles à condominium pour les classes moyennes; ou plutôt, demeurerait-il ahuri à constater qu’ainsi s’y efface inlassablement les traces d’un passé qui fut glorieux pour les happy few, mais horrible pour les déshérités.



***


Quand j’ai pénétré à La Poste par son élégant portique flanqué de deux colonnes rappelant l’Antiquité, je ne m’attendais point à vivre une expérience du «sacré».


L’artiste et la directrice de La Poste ont su avec finesse monter une belle exposition, non seulement pour sa scénographie, mais par une thématique qui relie des œuvres produites sur plus de deux décennies. Le centre d’art se convertit ainsi en théâtre d’un drame : le vieillissement, la solitude, la mort y sont représentés sous un registre symbolique. 

Dès son entrée à l’exposition, dans la grande salle du rez-de-chaussée, le visiteur s’arrête devant une énorme image, intitulée Firmament, qui cherche à représenter la voûte céleste. On y voit de nombreuses petites pointes blanches réparties sur un fond noir. Un peu partout à la surface de l’image, l’artiste a collé des morceaux de feuilles d’or, qui scintillent au gré des courants d’air. Deux photographies de grand format, de 2017 et 2018, prises dans un paysage désertique du Nouveau-Mexique sont accrochées face à face sur des murs latéraux. Dans chaque photo, en avant-scène, un arbre mort. À gauche, une image captée en plein jour, et à droite, une photo en négatif, avec ajout de bribes de feuille de palladium pour accentuer cette scène de nuit. Au sol, une sculpture sphérique en acier inoxydable, de 2018, aux deux moitiés recouvertes, l’une de feuille d’or, l’autre de feuille de palladium; les deux teintes, pâle et foncée, sur la surface de la sculpture rappellent que l’alternance de la vie diurne et la vie nocturne constitue le cycle primordial de tous les vivants, et l’aliment indispensable de l’imaginaire des humains. Une troisième photo, captée à l’aube, du même arbre occupe un côté de la mezzanine, alors que de l’autre, de 1991, mais récemment retouché, prend place un sévère portrait de la mère de l’artiste, avec déjà une chevelure blanche. Au sous-sol, de 2016, deux photographies de format moyen qui laissent voir l’eau d’une rivière, chacune rehaussée à la feuille d’or et à la feuille d’aluminium. Quelques œuvres de plus petit format complètent l’exposition. 


À la lumière d’une thématique conçue peut-être a posteriori, comment interpréter ces œuvres sans risquer une surinterprétation? Est-ce que cet arbre mort en plein paysage désertique, capté à l’aube, pendant la journée et en pleine nuit, représente le symbole générique de tout corps, voué à la solitude et promis au néant? Les photos des vagues d’une rivière signifient-elles pour Cadieux le passage du Temps, une métaphore remontant au poète de l’Antiquité, Héraclite? Ou est-ce plutôt une métaphore des émotions, comme me le suggère un ami? Et que dire du contraste saisissant entre le buste de sa mère en photo, des images du désert et celles, aquatiques, consignées au sous-sol? Le portrait de sa mère, cependant, laisse transparaître l’angoisse devant l’âge. Je vois dans le travail de Geneviève Cadieux un «art de l’éloignement», pour reprendre le titre d’un essai sur l’imaginaire du XVIIe siècle de Thomas Pavel, en ce sens que l’artiste se maintient à bonne distance de tout pathos, c’est-à-dire des passions.



- II -


 Σώμα, θυμήσου όχι μόνο το πόσο αγαπήθηκες


En fin de parcours, après avoir longuement examiné les oeuvres, la perplexité me gagnait. Je me préparais donc à quitter l’immeuble pour entamer le chemin du retour, quand j’aperçus du fond du rez-de-chaussée un visiteur sortir d’une pièce (un coffre-fort autrefois) laissée dans l’obscurité et drapée de tissus noirs. Curieux, j’y pénètre avec une impression subite d’un confessionnal de mon enfance. Mais dans la pénombre ne m’attendent aucune divinité ni présence sacerdotale. Et puis, soudainement, une voix d’oracle résonne : Corps, souviens-toi


Constantin Cavafy vers 1900



L’instant d’un éclair, je reconnus le célèbre poème de Constantin Cavafy. Pris dans le tourbillon de ses paroles, répétées par moi dans le désordre et le délire, elles me plongeaient dans la mélancolie : l’ardeur avec laquelle tu fus aimé… ces désirs qui brillaient pour toi… souviens-toi de ces désirs qui tremblaient sur les lèvres... souviens-toi… tout cela appartient au passé… 


À la sortie de cette installation sonore, je me sentais plongé dans une mélancolie qui s’est poursuivie pendant plusieurs jours. Sans m’adonner à une confession publique, j’avoue que l’audition imprévue du poème de Constantin Cavafy (1863-1933), un Grec d’Alexandrie, en Égypte, m’a conduit à méditer sur mon passé, mes rencontres, mes désirs. Comme j’ai atteint déjà l’âge où Cavafy est mort, j’en saisis instinctivement la portée : ses paroles deviennent un miroir où je me regarde, et sur la surface duquel, par des brèches ouvertes dans ma vie, j’observe l’être que je fus. Depuis, en me les remémorant, elles ne cessent de me hanter, moins pour tinter le glas du temps fini que pour faire retentir le rappel du temps restant. Ses vers m’émeuvent plus intensément encore après l’atroce printemps de 2020, qui vit se rompre des unions apparemment solides et s’abîmer dans une solitude forcée tant d’individus.


Récemment, j’ai relu de Marguerite Yourcenar sa Présentation critique de Constantin Cavafy, d’abord publiée, en 1939, et révisée en 1953. Cet essai précède sa traduction d’un choix de ses poèmes. Ensuite, ce texte a été repris dans le recueil d’essais, Sous bénéfice d’inventaire, collection «Idées», GALLIMARD, 1978.


J’ai lu ou relu des poèmes de Cavafy sous la plume de plusieurs traducteurs. Cependant, Yourcenar, dont je connais bien l’œuvre, demeure toujours présente à l’esprit. Voici sa version, en prose, celle retenue par Mme Cadieux, du poème de Cavafy :


Corps, souviens-toi...


Corps, souviens-toi, non seulement de l’ardeur avec laquelle tu fus aimé, non seulement des lits sur lesquels tu t’es étendu, mais de ces désirs qui brillaient pour toi dans les yeux et tremblaient sur les lèvres, et qu’un obstacle fortuit a empêchés d’être exaucés... Maintenant que tout cela appartient au passé, il semble presque que tu t’y sois abandonné... Corps, souviens-toi de ces désirs qui pour toi brillaient dans les yeux et tremblaient sur les lèvres...


In « Poèmes » Constantin Cavafy  

Traduction du grec par Marguerite Yourcenar

et Constantin Dimaras Poésie/GALLIMARD 272 p.



L’œuvre de Cavafy se compose de quelque deux cents poèmes, répartis en deux registres : en premier lieu, ceux qualifiés d’historiques parce qu’ils comportent de nombreuses références à des personnages et événements tirés de l’histoire grecque et latine, d’ailleurs au sens énigmatique pour les non-initiés comme moi; à l’opposé, les poèmes dits personnels, dont fait partie Corps, souviens-toi... 


Que nous dit ce poème? Assez curieusement, celui qui énonce ces paroles interpelle son corps en employant l’impératif de la deuxième personne, comme si ce corps fût celui d’un autre, ou d’une matière distincte du locuteur. Plus que des ardentes caresses reçues et du partage sensuel effectif, le souvenir requis porte sur les désirs non assouvis, dont seules les marques dans les yeux et sur les lèvres d’autrui témoignent de son désir pour toi. De sorte que le corps du locuteur, vieillissant, s’adonne au seul plaisir qui demeure, celui de ressentir des caresses reçues, mais aussi celles dont il a été fortuitement privé.


Tout l’univers des amours masculines du poète se tient en quelques mots : jouissance vécue et désir fantasmé.


Au cœur même de l’exposition de Geneviève Cadieux, le poème de Cavafy, récité par la sœur de l’artiste, Anne-Marie, contraste de manière frappante à la loi implacable du Cosmos, représentée par l’intemporalité frigide de Firmament, qui illumine le visiteur dès son entrée; là, vient agoniser et s’éteindre l’individu, qu’aucune épitaphe ne rappellera. Que valent alors tant de souvenirs retrouvés? À terme, le néant vaincra, comme de droit; mais pour nous, mortels, un temps fugitif s’élargit un peu pour laisser surgir un cri, un soupir, un désir, pour savourer un instant l’ultime plaisir de la réminiscence.

***


Je terminerai en citant un passage de Yourcenar, pour qui même les poèmes historiques sont aussi personnels  :


« Quoi que nous fassions, nous revenons toujours à cette cellule secrète de la connaissance de soi-même, à la fois étroite et profonde, close et translucide, qui est souvent celle du voluptueux , ou de l’intellectuel, pur. L’extraordinaire multiplicité des intentions et des moyens finit ainsi par constituer chez Cavafy une sorte de labyrinthe à circuit fermé où le silence et l’aveu, le texte et le commentaire, l’émotion et l’ironie, la voix et l’écho se mélangent inextricablement les uns aux autres, et où le travesti devient un aspect du nu. De cette complexe série de personnages interposés, une nouvelle entité finit par se dégager, le SOI, espèce de personne impérissable. »


Marguerite Yourcenar

Présentation critique de Constantin Cavafy

Sous bénéfice d’inventaire, 

GALLIMARD, 1978, page 263



La Poste, 1700, rue Notre-Dame Ouest, Montréal