26 décembre 2023

Au magazine RG, avec Alain Bouchard


Alain Bouchard, dans une photo de 1980



Parmi la génération née au cours des années trente et, plus encore, celle née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, des hommes et des femmes, qu’un élan d’affection, secret ou non, poussait vers d’autres de leur sexe, ont eu le courage d’affronter une tâche véritablement historique : briser les barrages dressés devant leur désir que sont, selon l’époque ou le territoire, le péché, le crime, la pathologie.


Alain Bouchard a vu le jour le 12 septembre 1945, dans un village en bordure du lac Saint- Jean, et est décédé le 5 septembre 2023, à Montréal, des suites d’un cancer. Au cours de sa vie, il a assumé cette tâche en élargissant les marges de sa liberté, que la Vie concède à chacun chichement. En fondant le magazine gai, RG, au début de ces tristes années quatre-vingt, sa revue a offert pendant ses 27 années de parution, sous sa gouverne, un lieu où Alain se sentait libre de s’exprimer, comme pour ses nombreux collaborateurs, dont moi.


Au départ, ce texte se voulait un hommage rendu à mon ami. Mais le mot « hommage » renvoie trop à ces cérémonies formelles de la mémoire, avec une rhétorique creuse qui meuble leur vacuité, dont le prototype est le jour du Souvenir. De sorte que je préfère une formulation davantage intime et juste à la mémoire d’Alain, afin de souligner son travail en tant qu’éditeur de la revue, mais également comme journaliste, en tenant compte de nos rapports qui se sont échelonnés sur deux décennies. Ce texte deviendra donc un acte de reconnaissance.



Dans quelles circonstances ai-je fait la connaissance d’Alain ?


Aucun souvenir d’une présentation formelle ne remonte à ma conscience, car les habitudes du milieu que nous fréquentions étaient très informelles.

Étrange phénomène que la mémoire : à des bribes de nos sentiments et à quelques résidus d’émotions se mêlent des sensations diverses ; où s’entassent des idées ou de simples mots. De ce fatras, une bonne partie se loge dans les recoins de l’oubli, alors qu’une autre s’offre au repêchage et devient nos souvenirs. Et puis, cette fâcheuse matière que je nommerai vouloir oublier qui revient nous narguer constamment. J’envoie donc ma sonde récupérer quelques données sur un tel « Alain Bouchard » dont voici ci-dessous le résultat.


Repérage facile de l’époque : nous sommes dans les semaines suivant la descente policière du 21 octobre 1977 au bar Truxx, rue Stanley, au centre-ville de Montréal. Plus de 200 hommes étaient arrêtés en vertu de délits archaïques du Code criminel, soit de « s’être trouvé dans une maison de débauche » ou encore, celui de la « grossière indécence ». (L’abrogation des infractions du Code criminel liées aux « maisons de débauche » a eu lieu en juin 2019, soit près de 42 ans après la descente du Truxx.)


Ce qui sera plus déterminant pour la suite a été la vigoureuse protestation du lendemain soir, pendant laquelle des centaines de manifestants ont bloqué pendant des heures la circulation dans la rue Sainte-Catherine. Alain m’a confirmé qu’il était du nombre. Quant à moi, je ne me trouvais ni au bar le soir de la rafle ni le lendemain à la manifestation, car j’étais alors déconnecté du milieu. Mais ces événements m’ont mobilisé et je devenais un militant désormais branché sur du voltage 220 !


Au cours de cette fin de semaine tumultueuse, un mouvement de revendication, c’est-à-dire politique, naissait au Québec. De sorte que, rapidement, des contacts ont eu lieu avec le gouvernement du Parti Québécois, au pouvoir depuis le 15 novembre 1976, qui ont conduit à la modification des critères interdits de discrimination dans la Charte québécoise des droits et libertés afin d’y ajouter « l’orientation sexuelle ». Il s’agissait d’une revendication clé de l’Association pour les droits des Gai(e) du Québec (ADGQ).


Contrairement à la dépénalisation de l’homosexualité (consensuelle et entre adultes) dans le Code criminel, entrée en vigueur au début de 1969, qui était concédée « d’en haut » par un pouvoir politique soucieux de réformer le droit pour le rendre compatible avec les changements opérés dans la société, cette victoire en matière de droits et pourvue d’une forte composante symbolique a été arrachée à partir « d’en bas », par l’action publique de ces jours fiévreux d’octobre et de novembre 1977.


Dans les années antérieures, des groupes (dont le mythique « Front de libération homosexuel ») avaient mis l’accent sur une identité à affirmer haut et fort. Comme l’identité est du ressort de tout un chacun, ce souci s’est maintenu depuis et deviendra la notion de « fierté ». Mais une revendication qui vise la société et ses institutions se décline toujours en matière de droits et d’action politique. D’où l’efficacité nécessaire du discours diffusé, des gestes posés et d’alliés approchés. (Petite dérive hors propos : aujourd’hui, la quête d’identité se transforme en identitarisme et s’y subordonnent indistinctement toutes actions qu’elles soient sociales, culturelles ou politiques. D’où des controverses absentes de l’époque considérée ici.)


Les événements décrits ci-dessus, Alain les a vécus sûrement, mais à sa manière. Son engagement militant restera constant jusqu’à tard dans sa vie. De retour de ses études en France, il s'établit au Nouveau-Brunswick et amorce une carrière de psychologue. Avec son déménagement à Montréal en 1975, ses connaissances, son expérience et ses convictions l'amènent à s'engager publiquement à défendre une vision positive de l'homosexualité contre celle qui prédominait alors). Avec les années, cela prendra diverses formes : la publication de livres, l’organisation de symposiums, d’interventions dans les médias et, comme projet ambitieux, la création du magazine RG. Outre sa fonction d’informer, la double matrice de RG a été les identités à explorer dans leurs nuances et la promotion de revendications. Mais là, j’anticipe, car dans le récit que je brosse ci-dessous, j’ignore qui est Monsieur Alain Bouchard.



Amas de souvenirs 1


... une salle de réunion bondée... j’étais parmi les membres de l’ADGQ... novembre 1977 (?)... Claude Beaulieu, son président, interpelle quelqu’un derrière moi : « Alain, est-ce que tu places ton annonce le mois prochain ? »... D’instinct, je vire la tête pour savoir qui c’était et je vis un beau moustachu ! Me suis-je prononcé les mots « intéressant, à connaître » ? Je ne sais pas, mais le sens y était.

Ce manquement au décorum, qui exige de telles transactions qu’elles se déroulent en privé, témoigne de la terrible pauvreté de cette association fondée l’année précédente.



Amas de souvenirs 2


... Mai 1978 (?) Nous nous connaissons, Alain et moi, du moins assez pour qu’il m’invite, avec un de ses amis, Guy, à son appartement, près du métro Frontenac... dès la porte franchie, je vois dans la pénombre, sur le sol, sur le canapé, des boîtes, des enveloppes, certaines scellées et timbrées, d’autres ouvertes... Je lui demande de quoi il s’agit : « C’est mon Club contact ».

Je ne me souviens pas d’avoir trouvé incongru qu’un psychologue, dont le travail me semble bien rémunéré, s’adonne à une activité qui exige beaucoup de travail à colliger et à réexpédier des réponses à des messages des membres, le tout anonymement, bien entendu. Un travail qui lui rapporte à peine quelques dollars par lettre. Pourtant, me dit-on, Alain croyait que les rencontres accordent sinon le bonheur, du moins une promesse de plaisir. Surtout pour ceux qui habitent en dehors des grands centres. Et à une époque, faut-il le rappeler, sans Internet et iPhone ! Il devait maintenir le coin des rencontres jusqu’à la toute fin du journal qu’il éditait.

D’ailleurs, je lui suis reconnaissant, car c’est en répondant, plusieurs années plus tard, à une telle annonce que j’ai fait la connaissance d’un homme qui depuis joue un rôle important dans ma vie.



Amas de souvenirs 3


... Septembre 1978 (?), lors d’une assemblée des membres de l’ADGQ, Alain devait nous informer sur un stage en France pour une trentaine de personnes qu’il avait proposé à l’Office franco-québécois de la jeunesse. Ce stage devait permettre de rencontrer ceux et celles qui militent pour la cause homosexuelle en France. Choc !, Stupéfaction ! Alain nous lisait la lettre de l’OFQJ l’avisant de l’annulation de la visite par le ministre du Gouvernement français, responsable de l’organisme là-bas…



Et Alain créa RG


À l’automne 1981, Alain planifiait la parution, prévue pour janvier suivant, d’une publication mensuelle, en format tabloïd, imprimée sur papier journal. J’ai récemment eu l’occasion d’examiner les premiers numéros de cette publication portant le titre Rencontres Gaies. Ont défilées sous mes yeux page après page d’annonces des membres de son Club contact. Mais, enfin, avec le numéro 4 d’avril 1982, du contenu éditorial. Cela tombait bien, car au même moment, éclatait une crise interne à l’ADGQ et à son journal Le Berdache. Pendant trois ans, depuis la parution de son premier numéro, en juin 1979, Le Berdache, un média issu de la communauté (ou ce qu’alors nous nommions ainsi), avait offert un contenu d’informations et de réflexions, souvent d’un niveau soutenu. Mais ses jours étaient comptés pour différentes raisons, trop complexes à aborder ici. Je renvoie donc à mon article « Le Berdache, l’ultime utopie », paru dans RG, en 1999, et repris ensuite dans mon blogue. Envoici l’adresse du lien :


https://pleaublogue.blogspot.com/2013/10/le-berdache-lultime-utopie-texte-de-1999.html


En septembre 1983, pour le numéro 14, le titre 

« Rencontres Gaies » est tout simplement abrégé en RG. En janvier 1984, la revue délaisse le format tabloïd pour le format magazine, soit le même format d’impression que Le Berdache. Mes connaissances des premières années de RG sont limitées, car j’étais ailleurs...


Et moi, où étais-je ?


L’année 1982 s’est avérée être très pénible pour moi. Suite à un conflit interne, j’ai quitté le militantisme gai et abandonné aussi mes études universitaires à plein temps, car un cursus de philosophie et de science politique ne conduisait nulle part sinon qu’à moi-même. De sorte que j’éprouvais la sensation que le camarade Pleau avait oublié l’individu Marcel.


Il valait mieux que je me trouve un emploi. Hélas ! Je n’avais pas évalué l’ampleur des mesures prises pour lutter contre l’inflation persistante depuis les années 70. Le 6 août 1981, le taux directeur de la Banque du Canada atteignit la stratosphère : 21,24 %. Les taux sont restés pendant toute l’année 1982, au-dessus de 10 %, alors que l’économie canadienne s’engouffrait dans une terrible récession. En 1982, à Montréal, le taux de chômage s’établissait autour de 15 %, et restera fort élevé pour longtemps. Aucun emploi en vue ni pour moi ni pour d’autres.


Cependant, en février 1983, on m’a offert un contrat de six mois au sein d’un organisme communautaire. Le gouvernement du Québec, craintif que la détérioration de la situation de l’emploi ne vienne alourdir le budget de l’aide sociale, s’est mis à subventionner des emplois temporaires dans le secteur communautaire ou institutionnel avec l’objectif de permettre que ces personnes mises au chômage puissent ensuite devenir admissibles aux prestations d’assurance- chômage. Celles-ci, rappelons-le, sont entièrement prises en charge par le gouvernement fédéral. Vive la créativité bureaucratique ! Ainsi, j’ai réussi à survivre pendant plus d’une décennie, passant d’un contrat au chômage, ou en dénichant au besoin des emplois à temps partiel. Une précarité qui m’accommodait, car cela me laissait du temps pour ma vie culturelle.


Il n’y avait pas que des ennuis matériels qui m’inquiétaient. Le surgissement d’une maladie inconnue jusqu’alors et qui frappait, entre autres, des hommes gais comme moi, devenait chaque jour davantage, une tragédie. Je consultais le magazine RG à ce sujet, quand je réussissais à le trouver. Les 10 000 exemplaires du journal, distribués gratuitement dans plusieurs commerces du Village comme ailleurs à Montréal, et dans plusieurs villes du Québec, s’envolaient rapidement dès sa diffusion au cours des premiers jours du mois.


Quant à Alain, je ne l’avais pas revu depuis l’époque où je militais à l’ADGQ.


Et puis…


Amas de souvenirs # 4


Au début d’octobre 1987, en après-midi, j’étais attablé à un café de la rue Saint-Denis, à lire, quand j’entends cogner à la fenêtre : Alain Bouchard !, me criai-je. Il entre et nous parlons quelque temps. Aucun souvenir de notre conversation, jusqu’à ce qu’il me dise : « Marcel, tu ne voudrais pas écrire quelques

articles politiques pour mon journal ? » Aucun souvenir de la suite sinon de mon assentiment enthousiaste, car dès le lendemain, je me documentais en vue d’écrire un article sur un sujet alors d’actualité : le traité de libre- échange Canada–Etats-Unis.




Le journalisme au magazine RG



Comme je ne peux pas parler des rapports des autres collaborateurs avec Alain, je m’en tiendrai exclusivement à nos rapports. À titre de collaborateur du journal, j’ai vécu ma période la plus intense et productive à partir de l’automne de 1988 jusqu’à la fin de 1994.


Pendant ces six années, et au-delà, je ne travaillais pas « pour Alain », mais à la réalisation de mes textes. D’ailleurs, dès le départ, Alain m’avait précisé qu’il ne m’assujettirait pas à des commandes, car il préférait laisser ses collaborateurs libres de choisir les sujets et la forme de leurs textes. Cependant, il se réservait le droit, si nécessaire, de soulever des objections. Ce qui tombait bien, car je ne peux ni ne veux écrire par obligation, même pas pour de l’argent. Par conviction, peut-être ; par passion, certes ; surtout, lorsque poussé par un sentiment d’urgence... Au cours de mes nombreuses années passées auprès de lui, il m’est arrivé une seule fois qu’Alain refuse un texte, en l’occurrence un billet satirique qui, craignait-il, aurait pu offusquer une personne de sa connaissance.


Outre des textes politiques, j’ai réalisé des entretiens avec plusieurs personnalités : le Dr Jean Robert, le dramaturge Michel Marc Bouchard (incidemment le neveu d’Alain), le romancier français Dominique Fernandez, (avec l’aide de Robert De Grosbois) et aussi avec quelques personnes moins connues, tel ce Walter qui m’a parlé de la drague à Montréal au cours années 40-50. Ou encore, l’artiste d’origine allemande, Peter Flinsch. Je me suis amusé un peu en écrivant des articles moins sérieux. Par exemple, celui intitulé : Quand, s’excitant, ce cache-sexe s’exhibe, sur des sous-vêtements pourvus de qualités érotiques, semble-t-il.


Il avait quelques projets sur lesquels Alain et moi avons travaillé étroitement. Quelques mois avant la tenue à Montréal, au début août 1989, du Congrès mondial du sida, nous avons préparé ensemble le questionnaire d’un sondage sur le sexe sécuritaire pour le diffuser auprès de nos lecteurs. Près de 300 questionnaires dûment remplis nous sont parvenus. Je me suis attelé à les analyser. Ce qui a exigé beaucoup de temps...


En septembre 1990, un interview exclusif avec le maire de Montréal, Jean Doré (1944-2015), a représenté un moment phare dans l’histoire de RG. Alain s’est chargé de négocier l’entretien avec son cabinet et, ensemble, nous avons longuement préparé les questions à poser. En matinée de la journée prévue pour l’entretien, je travaillais à temps partiel, j’ai donc couru du bureau jusqu’à l’Hôtel de Ville, où m’attendait Alain. Une fois dans le bureau du maire, Alain prenait les photos, et moi, je m’occupais de l’enregistrement des réponses de Jean Doré à nos questions. En 1986, Jean Doré avait succédé à Jean Drapeau, qui avait occupé ce poste depuis 26 ans. Quatre ans plus tard, il cherchait à se faire réélire aux élections de novembre. En réponse à ma première question, Jean Doré a rappelé que son conseiller pour le Village, Raymond Blain (1951-1992) lui avait demandé au moment de se présenter aux élections de 1986, s’il fallait qu’il mentionne qu’il était gai. Doré lui aurait répondu : « tu devrais en parler publiquement ; c’est fini ce temps-là ».


Plus loin dans l’entretien, sa réponse à notre question sur l’opportunité d’embaucher des policiers ouvertement homosexuels, Jean Doré nous a répondu : « De la même façon qu’il faut que le service de police soit le reflet de notre société, oui, je pense qu’il serait intéressant d’avoir des personnes qui seraient crédibles dans la communauté comme la communauté gaie et lesbienne, qui puissent être capables de faire les liens avec le Service de police. ». C’est cette réponse qui a retenu l’attention des grands médias, à qui nous avions envoyé RG dès son impression. Le Journal de Montréal a titré : « Le maire Doré suggère l’embauche de policiers gais ». D’autres médias ont rapporté de manière plus factuelle cette longue interview. Nous étions, Alain et moi, heureux de l’impact de cette entrevue exclusive. En novembre, Doré a été réélu, comme d’ailleurs son conseiller pour le Village, Raymond Blain, qui tristement devait mourir, en cours de mandat, en 1992, des suites du sida. À 41 ans…


***


En 1993, devant l’imminence de la fin de mes prestations de chômage, j’ai proposé qu’Alain qu’il obtienne une subvention de création d’emploi de six mois, du même genre que celles qui m’avaient permis depuis 1983 de travailler pour plusieurs organismes. Un peu méfiant, il a néanmoins accepté. Il s’est vite rendu compte que la bureaucratie s’adonne à son passe-temps favori : la paperasse...


Magnifiques six mois, que le milieu culturel baptise d’une phrase élégante : une résidence de création ! Plusieurs de mes textes ne paraîtront que l’année suivante. 


Cependant, chômeur de nouveau, en 1994, des doutes m’assaillaient sur ce que j’avais fantasmé pendant l’année antérieure : devenir un journaliste de carrière. Au cours des cinq dernières années, j’ai assisté à d’innombrables conférences de presse ou à des congrès, dûment accrédité pour RG. J’observais attentivement les journalistes à l’œuvre et si l’occasion s’y prêtait, je leur soutirais des confidences sur leur travail. Chez les salariés des grandes entités de la presse écrite, j’y percevais le stress des horaires, la soumission à la loi implacable de la productivité, la crainte devant la compétition des plus performants, des plus séduisants, des plus jeunes, l’ennui d’un métier qui exige d’écrire de manière le plus accessible au grand nombre, la perte de prestige, de moyens et de rémunération devant l’essor du journalisme télévisé. Chez les pigistes, c’était de longuement travailler des textes, expédiés sans être certain de leur publication, et, lorsque c’est le cas, l’attente angoissante d’un chèque qui n’arrive toujours pas...


Je commençais dès lors à tout remettre en cause. Par une intuition accablante, ma « prise de conscience » a mis fin à ces rêves d’une carrière qui ne me convenait pas. À moins que je ne convienne pas à une entreprise de presse.En poussant la réflexion, ma conviction se solidifiait : le journalisme constitue un cimetière de l’écriture. Même un texte superbe demeure, faute de lecteurs, lettre morte…


À partir de la fin de 1994, je perdais progressivement l’intérêt d’écrire sur la « communauté gaie », qui ne me nourrissait plus... Je sentais avoir fait amplement le tour pendant quatre années d’un militantisme intensif et de cinq ans de journalisme pour un média gai. Je devais me ressourcer ailleurs. Dans les arts, ma nouvelle passion. Jusqu’à la vente de RG, en 2008, je suis demeuré un contributeur occasionnel, soumettant des critiques de livres, de films et, surtout, d’expositions. Jamais Alain ne m’a refusé un texte au motif que le contenu n’avait rien à voir avec la communauté.


Taciturne et peu intéressé par les discussions de théorie, Alain me les commentait rarement. Nos conversations concernaient donc des choses plus concrètes. L’image d’Alain qui me vient spontanément à l’esprit est celle que je voyais lorsque je lui remettais un texte ou le consultais sur une affaire : dans son minuscule réduit lui servant de bureau et, tel un galérien à sa rame, imperturbable, du moins, en apparence, il passait de longues heures derrière son ordinateur ; à ses côtés, les papiers, les photos, les DVD. Le long trajet que RG a occupé dans sa vie était au prix de bursites et de fatigue. Je demeurais admiratif devant une telle fidélité dans l’engagement. Car Alain était constant dans ses convictions : l’indépendance du Québec, la cause des gais et lesbiennes, l’aide à apporter à autrui, comme psychologue ou comme ami.


Cette détermination de voir perdurer sa revue avait aussi son prix. Editer RG a toujours comporté de grands défis au niveau financier. Les abonnements et la publicité vendue ne servant essentiellement qu’à payer les coûts de sa production. Alain n’obtenait pas un rendement lui permettant de récompenser la valeur des jours sacrifiés à ce travail inlassable. Ses contributeurs s’accommodaient de ce que leurs textes étaient, pour l’essentiel, offerts bénévolement.




***


Mon cher Alain, maintenant que ta présence ne se maintiendra que dans la mémoire des vivants, je dois me résoudre à t’écrire.


Après avoir cessé d’éditer
RG, j’avais espéré te revoir plus souvent, mais, en tant que « retraité » fort occupé, tu t’es mis à sillonner la planète pour y découvrir ou revoir des lieux et des gens, que tu prendras en vidéo, pour, au retour, redoubler cette passion de l’ailleurs, en diffusant tes films auprès d’un public avide comme toi de voyages.

Quel plaisir j’avais à te retrouver autour d’un café, seul à seul ou avec d’autres amis. De pouvoir te questionner sur ces expéditions vers des contrées lointaines, que je ne verrai jamais. Quand je te priais de m’en parler, tu m’objectais : « Tu n’as qu’à voir mes films » ! Pourtant, tu connaissais que ma passion des images s’accompagne d’une méfiance à l’égard de l’Image. De sorte que j’insistais plutôt pour que tu me racontes, de ton souffle, ce que tu y as vu et vécu. 


Par exemple, ce passage en Éthiopie, « où sévit une guerre de faible intensité » comme les dépêches des médias le précisent. Une fois, tu m’as montré des photos de ce voyage, dont l’une a été une révélation. Dans un paysage aussi désertique que déshérité, un superbe jeune homme exhibe deux symboles de notre modernité : un fusil d’assaut Kalachnikov, par lequel, éventuellement, il tuera ou se fera tuer pour une cause perdue ; l’autre, une Rolex (sans doute contrefaite), qui lui rappelle que son temps est compté. À ses pieds, un paysan, un parent peut- être, recroquevillé dans sa robe épaisse afin de se protéger d’un soleil accablant. Je contemplais longuement la signification de cette photo, le contraste de l’éphémère et de l’éternel, quand tu me ramenais sur terre : « je devais protéger l’appareil de mes gouttes de sueur à 40C, sans ombre ». Par ces mots, l’image devenait palpable.



Cher ami, j’aurais aimé te déclarer de vive voix toute la reconnaissance que je te dois. Tu es venu m’aider à structurer ma vie à une époque demeurée incertaine après mes quatre années turbulentes de militantisme. Tu m’as permis de cheminer dans le journalisme, ce qui a été une expérience inoubliable.


Alors que j’aborde maintenant les confins de mon existence, je suis peiné que tu ne sois plus là. Pour tout ce que tu as fait pour moi, un seul mot suffit : merci ! 





05 octobre 2013

Le Berdache, l’ultime utopie (texte de 1999)



Un récent colloque, tenu les 3 et 4 octobre dernier, au Centre des archives nationales, à Montréal, consacré à la revue de la gauche indépendantiste, Parti Pris, publiée entre 1963 et 1968, m’a conduit à publier dans mon blogue l’article Le Berdache, l’ultime utopie que j’avais fait paraître, en décembre 1999, dans le Magazine RG, alors dirigé par Alain Bouchard. J’ai écrit ce texte en marge d'un colloque soulignant le 20e anniversaire de la création du Berdache, et auquel colloque je n'ai pu assister, étant de voyage. Ce texte est repris ici intégralement; je n'ai corrigé que quelques coquilles et fautes. 

Le télescopage de ces deux revues, en apparence si différentes, peut surprendre. Qu’y a-t-il de commun entre la revue d’une indéniable importance dans le développement du versant progressiste et modernisateur du nationalisme québécois et le premier périodique gai digne de ce nom au Québec, Le Berdache, auquel j’ai eu l’honneur de collaborer?

Si la revue Parti Pris était en grande partie animée par la décolonisation des esprits dans un Québec encore largement conservateur et catholique, Le Berdache se donnait comme mission la pleine déculpabilisation de la sexualité entre personnes de même sexe dans une société marquée ici comme ailleurs à cette époque par une homophobie bien enracinée.  

C’est peu pour les réunir dans mon esprit si ce n’est la somme considérable d’efforts que les militants regroupés au sein de ces revues devaient abattre pour la produire et la diffuser. En assistant à ce colloque, je ne cessais de penser à mes expériences des années 1977-1982, tant à la revue qu’au regroupement qui lui permit d’exister. Je pensais au titre que l’écrivain espagnol, Juan Goytisolo, a donné à un chapitre de ses mémoires relatant ses années comme militant anti-franquiste en exil, en France. Le travail militant était pour lui, comme pour moi, un voleur d’énergies. 

Le texte de 1999 permet au lecteur de comprendre mon parcours intellectuel jusqu’alors. Chose certaine, je n’écrirai pas de cette façon aujourd’hui. L’analyse qu’il présente aurait sûrement besoin d’une réactualisation, mais cela outrepasse les limites de ma volonté et mes champs d’intérêt actuels. Je laisse donc au lecteur le soin de l’apprécier à sa juste valeur.



L’Utopie, c’est le champ du désir, 
face au Politique, qui est le champ du besoin.
Roland Barthes
 Oeuvres, Tome 3, p.44 (1974)




Rien ne favorise davantage la réévaluation du passé ou une réflexion sur l’avenir qu'un colloque. Comme celui du 13 novembre tenu à l'Université du Québec à Montréal, pour souligner le vingtième anniversaire de la création de la revue Le Berdache. 

Cela peut étonner, mais, jusqu'à sa parution, en 1979, il n’existait, au Québec, aucune publication gaie de langue française digne de ce nom. Certes, le principal groupe d’action politique d’alors, l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ), dans lequel j’ai milité de 1978 à 1982, publiait de peine et de misère un bulletin d’information, mais sa diffusion et son influence demeuraient très limitées. En mars 1979, en vue d’élargir les champs d’action et l’influence de l’association, Jean Michel Sivry et quelques amis ont présenté au collectif de l’ADGQ (le mot alors à la mode pour désigner un conseil d’administration) un projet ambitieux : créer un vrai journal gai. L’ADGQ n’a pas hésité à s’embarquer dans cette aventure, car le projet représentait une véritable planche de salut pour ce groupe alors frappé par une démobilisation après l’amendement de la Charte des droits et libertés du Québec pour y interdire la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle (la loi 88). 
Depuis son premier numéro, en juin 1979, jusqu’à ce qu’il cesse de paraître, à l’automne 1982, il y a eu en tout 31 numéros du Berdache. On pouvait y lire, comme jamais auparavant, des témoignages, des opinions, des comptes rendus critiques, des positions éditoriales et les indispensables informations pratiques. De nombreux textes, comme ceux de Pierre Vallières sur Pier Paolo Pasolini, le cinéaste et écrivain italien assassiné en 1975 par un voyou, étaient d’un haut calibre intellectuel. Je pense aussi aux transcriptions des débats (réalisées par Robert de Grosbois) sur la pornographie et la prostitution auxquels avaient pris part une cinquantaine de personnes dans le local bondé et surchauffé de l’ADGQ, rue Ste-Catherine, près de l’UQAM. Ces transcriptions mériteraient d’être publiées de nouveau tellement la qualité des interventions étonne toujours, même après vingt ans. 

Hommage aux militants

L’espace me fait ici défaut pour mentionner tous les hommes, et quelques femmes, qui, à un moment ou à un autre, ont collaboré au Berdache : il y a en eu près d’une centaine, si on y ajoute les bénévoles de l’ADGQ qui, dans le plus grand enthousiasme, s’activaient à coller les timbres et à bourrer les enveloppes lors de la soirée de parution du mensuel. Des soirées marathons qui, d’ailleurs, se terminaient le plus souvent au bar le California, tout proche, ou ailleurs... Je m’en voudrais de ne pas rendre un bref hommage à ces compagnons et amis décédés (la plupart du sida) : Ron Dayman, Daniel Gravel, Bernard Courte, Daniel Carrière, Gilles Castonguay, Marc Morin.
Voilà que je me sens devenir nostalgique… Mais il m’apparaît préférable de profiter de la tenue de ce colloque pour essayer de comprendre ce qui s’est déroulé dans l’univers gai depuis ce joyeux mois de juin, d’il y a vingt ans. Quelques années de retard sur les États-Unis, le Québec faisait alors connaissance de la « libération gaie ». Rappelons-nous que l’esprit du temps se caractérisait par un mélange éclectique de l’utopisme anarchisant de ladite contre-culture, d’un postfreudisme vulgarisé, du discours féministe prédominant, d’une espèce de sociologie marxiste assaisonnée de la pensée des Foucault, Marcuse, Reich, etc. S’ajoutait aussi les idées et les des méthodes d’action et d’organisation des mouvements sociaux, des minorités et peuples dits opprimés. Le Berdache servait de moyen de diffusion de cette joyeuse mixture idéologique. Le journal devait disparaître trois ans plus tard suite à des conflits de personnalité et de crises d’orientation, victime précoce des transformations qui commençaient au sein de la communauté naissante. Mais soulignons que la rédaction du journal avait toujours respecté l’opinion d’autrui et un sain pluralisme idéologique.

Malaise et paradoxe

Aborder l’époque de l’ADGQ/Le Berdache m’angoisse quelque peu, car, depuis ces deux dernières années, je ressens un malaise persistant devant ce qu’est devenue la « communauté gaie ». Paradoxe : si, à l’époque, je souhaitais avec ardeur l’avènement d’une telle communauté, embryonnaire à ce moment-là, vingt ans après, alors que celle-ci est en plein essor, j’ai plutôt tendance à m’en désintéresser. Le paradoxe n’est qu’apparent.
La « communauté » d’aujourd’hui ne correspond nullement à nos rêves et espoirs d’alors. À l’époque du Berdache, notre « communautarisme » était influencé par la contre-culture, le féminisme et le marxisme. La libération gaie s’inscrivait en droite ligne d’une critique du type d’individualisme découlant de la société de consommation. Les entraves de la société traditionnelle s’affaiblissaient déjà, mais la répression d’une libre sexualité, l’oppression des femmes et l’opprobre contre l’homosexualité persistaient. L’avènement d’une véritable communauté, gaie, mais aussi pour l’ensemble de la population, était perçu comme nécessaire pour assurer notre libération.

Communauté ou micro-société?

Ici comme ailleurs, 20 ans après, les réalités sociales démentent les idées exprimées à l’époque du Berdache. Loin de ressembler à celle que nous concevions, même de manière fort imprécise, la communauté gaie actuelle reprend les fâcheux traits de la grande société. Elle s’est transformée, en quelque sorte, en une micro-société. Nous avons dans notre quartier gai, mais aussi en dehors de lui, toute une panoplie de commerces gais et de services professionnels gais. Nos organisations communautaires gaies se sont professionnalisées et font la chasse aux bailleurs de fonds publics et privés. Nos quelques politiciens gais courtisent nos votes comme le font ceux qui ne sont pas. 
Il y a 20 ans, le militant représentait la figure de l’avant-garde, politique, mais aussi culturelle, d’une communauté gaie en devenir dans laquelle la « masse des gais » demeurait peu ou pas consciente de leur identité, la plupart du temps confinée au secret, à la honte et à la culpabilité. Le rôle des militants de l’ADGQ, et du Berdache, consistait à leur faire prendre conscience de cette oppression capitaliste et (hétéro) sexiste. Ouf! 
Aujourd’hui, cette dialectique avant-garde/masse, inspirée du marxisme, a disparu. Les personnes qui oeuvrent au sein des groupes gais ou contre le sida, largement investis par des gais et lesbiennes, sont, soient des apparatchiks, en somme des fonctionnaires qui assurent leur emploi en quêtant des subventions auprès des gouvernements ou en organisant des activités d’autofinancement, ou encore, pour ceux qui ne sont pas payés des bénévoles.. Le mot « militant » a disparu du vocabulaire.
  Au militant d’antan, a succédé comme figure de proue l’image du promoteur de partys, de parades, de festivals, de services, de biens, etc. L’essentiel est de savoir répondre à des besoins. Par exemple, aux exigences des nouvelles générations qui se sont ajoutées depuis quinze ans à notre dynamique sociale. Des jeunes qui ne se privent pas, d’ailleurs, de rappeler à ces nouveaux vieux, les boomers, dont je suis, que nous sommes mûrs pour la retraite autant du marché du sexe que de la direction des affaires de la 
« communauté ».
De nos jours, « être gai » ne signifie plus nécessairement baiser librement et aimer généreusement; désormais, s’y mêle, comme aphrodisiaque, pourrait-on croire, l’argent. Non pas un fric accumulé et fructifié à la banque ou la bourse  - voilà la préoccupation des vieux qui se préparent à leur retraite - mais plutôt celui qui sera dépensé de manière ostentatoire : sorties, vêtements, voyages, autos, etc. Combien de fois avons-nous pu lire un reportage bâclé de la grande presse sur le fric rose et le pouvoir d’achat supérieur des gais (puisque libre de toute obligation familiale).

L’utopisme perdu

Comment décrire la pensée qui nous animait alors, sinon en rappelant le contexte dans lequel vivait notre génération à la fin des années soixante-dix? Au Québec comme ailleurs, nous étions séduits par les derniers avatars de la mouvance utopiste issue de la décennie antérieure. L’écrivain Roland Barthes avait raison de souligner les liens de parenté qui unissent le Désir et l’Utopie. Si, sur le plan sexuel, le sentiment du désir surgit lorsque est ressenti douloureusement une absence, un manque que notre propension à fantasmer met en scène, une pensée utopique naît d’une prise de conscience qu’un mode de vie ou une civilisation tout entière ne peut guère se perpétuer en ayant recours aux recettes traditionnelles ; que le moment présent ne nous satisfait plus.
Les détracteurs de l’Utopie s’en prennent facilement aux  scénarios de cette vie meilleure et d’un monde idéal qu’échafaude la pensée, la réflexion, de ceux et celles qui, en rupture avec l’ennuyeuse emprise du « champ du besoin » s’adonnent au  « champ du désir ». Penser un avenir meilleur, une civilisation différente, c’est accepter de se rendre ainsi vulnérable à des remarques comme « C’est utopique! ».
Mais l’origine de l’utopisme se caractérise par une démarche volontariste qui vise à changer la vie, changer le monde au lieu d’une attitude passive qui nous laisse assujettis aux événements et des effets de structures de la sociales et économiques. En résumé, une pensée utopique, même mal formulée, se préoccupe davantage d’un présent à transformer que d’un futur à imaginer. 

 L’idéologie du communautarisme

Le communautarisme auquel nous croyions à l’époque du Berdache, quelle que soit la manière qu’individuellement nous le formulions, représentait une tentative d’une pensée utopiste. Comme personnes attirées sexuellement et sentimentalement par des personnes de son propre sexe (pour ne pas employer cet horrible terme « homosexuel »), nous vivions (et continuons à vivre) des formes variées d’aliénation par rapport à l’ensemble de la société. Nous apprenons, souvent assez jeune, que les autres nous considèrent comme « différents ». Compte tenu de l’emprise du conformisme, considéré comme un phénomène naturel chez les jeunes (et chez combien d’adultes!), cette «différence » en regard des autres est ressentie, le plus souvent, de façon pénible.
On a beau nous répéter que la culture ambiante encourage l’individualisme, ce n’est vrai que de manière paradoxale. Le repli sur soi, l’autonomie de goût et de choix, et la solitude exigent un certain apprentissage, sinon cet individualisme sera vécu comme une forme d’aliénation.
Comme homosexuel, comme ils disent, nous nous sentons rejetés du reste de la société dès que devenons conscients de notre orientation sexuelle. Il s’agit de la première forme d’aliénation. Mais, par la suite, la tentative d’être accepté nous conduit à dissimuler à l’entourage la nature de notre désir, créant ainsi une forme auto-aliénation.
Au cours des années ’60 et ’70, ce dilemme devenait proprement invivable pour une jeunesse qui apprenait à penser par elle-même et à agir selon ses goûts. Là se trouvent les origines du mouvement gai de l´époque. Surmonter les formes d’aliénation et d’auto-aliénation s'inscrivait dans un mouvement largement partagé, une volonté de pensée et d’action en vue de changer la vie, changer le monde. La libération gaie, telle que baptisée à l’époque, n’est rien d’autre que l’irruption de l’Utopie.

Le sens de la sortie du placard

La parole libre devenait ainsi (le demeure-t-elle?) l’instrument qui nous permettait de surmonter ces formes d’aliénation et d’auto-aliénation : il suffisait de dire publiquement ce que nous sommes. Ceci se réalisait en rupture avec l’attitude antérieure où l’association d’êtres aux goûts partagés se faisait quasi clandestinement ou dans la plus grande discrétion. Désormais, l’acte de se « révéler » publiquement nous permettaient de nous constituer en  groupe social ou en communauté.
Notre rêve le plus cher à cette époque est en partie devenu une réalité. Dans de nombreux pays, comme au Québec, les « homosexuels » se sont constitués en minorité et ils désormais reconnus comme telle. Mais cela devait s’accomplir dans des circonstances que nous ne pouvions imaginer à l’époque du Berdache. 

La revanche des puissants

D’abord, sur le plan socio-politique, les débuts des années’80 se caractérisaient par une réaction conservatrice à l’encontre des idéaux et pratiques sociales nouvelles issues des deux décennies antérieures. Quels que soient les termes employés pour désigner ce phénomène, néo-libéralisme, néo-conservatisme, révolution de la société de l’information ou mondialisation, ces concepts se rapportent tous à une même réalité : la revanche du Politique sur l’Utopique; le retour de l’ordre des pouvoirs sur le désordre de la révolte de la jeunesse; la victoire de l’économique sur le culturel; du Besoin sur le Désir.
Le hasard (!?) a voulu que cette revanche du Besoin sur le Désir, aux débuts des années ’80, s’accompagne de la tragédie du ViIH/sida. Ainsi, l’aspect le plus novateur de la révolte du Désir, une sexualité libérée des entraves traditionnelles, se trouvait battu en brèche par ce vilain virus. Ainsi, la jouissance sensuelle se voyait jetée à nouveau dans les bras de la maladie et de la mort. 

L’identité gaie

Nous disposons, aujourd’hui, à peine d’un peu de recul pour analyser les effets de ce double phénomène sur ce qu’aura été le mouvement gai. Cependant, nous devons reconnaître que ce mouvement social a depuis longtemps disparu. Confrontés, comme nous l’étions, à la nouvelle conjoncture des années ’80, nous nous sommes peu aperçus que le mouvement social devenait un simulacre de minorité ethnique : celle des gais et lesbiennes prenant place aux côtés des Noirs, des immigrants, des autochtones, et quoi encore. Toute velléité d’universalisme du désir sexuel même-sexe cessait désormais. Ce n’est plus l’Autre qui, injurieusement, te définira, mais toi-même. Non plus : “Il  est homo”, mais “je suis gai”. Cette minorité vivra donc séparée de la soi-disant majorité hétéro, confinée dans l’unique voie du désir même-sexe.
Par la suite, les progrès réalisés se limiteront au respect des droits de cette minorité nouvelle. Ainsi a été combattue la charge subversive du mouvement gai des années 60/70. La Société accepte et respecte désormais ces êtres différents, parce que, soupçonne-t-on, génétiquement différents de la norme, mais en aucun cas doivent-ils exiger que les normes sociales de l’ensemble de la société soient modifiées à leur image.

Après la récupération

Le mouvement social gai, subversif jadis des meurs, est maintenant récupéré, de sorte que la « minorité » peut accomplir son ultime transmutation en une forme de micro-société qui reproduit les formes de pouvoir en vigueur dans l’ensemble de la société. La révolution sexuelle (comme on désignait à l’époque cette forme de l’utopie) sera vite oubliée. Une révolution dans la vie sexuelle non pas limitée à une minorité, mais élargie à l’ensemble de la population et qui aurait permis à tous ceux et celles qui manifestent un désir ou un sentiment pour une personne de leur sexe de les vivre sans l’opprobre contre l’homosexualité, et sans pour autant devoir assumer une identité gaie qui les rangent dans la minorité des différents

Retour de l’utopie?

Au cours des années 60/70, l’ irruption spontanée (pourrait-il en être autrement?) de l’utopie (« le champ du désir », rappelons-nous) s’est donc manifestée sous une forme culturelle particulière, reliée aux moeurs et à la sexualité. Au Québec, certaines revues assumaient joyeusement le rôle de propagateurs : Mainmise, Le Temps Fou, La Vie en rose et… Le Berdache.
Dans un monde plus que jamais dominé par la Politique (dans un sens plus large que la simple politique, en fait celui du Pouvoir) et sa cruelle et inégale satisfaction des besoins, c’est le règne du chacun-pour-soi. Mais l’Utopie et l’épanchement des désirs continuent d’exister, mais le plus souvent comme courant souterrain qui irrigue secrètement la vie culturelle. Nul ne peut prévoir quelle forme pourrait prendre une prochaine irruption sur la scène publique. Mais je crains fortement que la cause gaie ne soit pas alors à l’ordre du jour.