Libellés

02 mai 2012

Artiste, mot épicène ?



« Les femmes sont des êtres humains comme les autres »! J’avais bien fait rire alors mes amis avec cette boutade. À présent, lorsqu’une artiste expose, certains hommes n’hésitent pas à évaluer la part de féminité dans ses œuvres, ou, au contraire, tentent d’y déceler les aspects constitutifs d’une production  « féministe », nous pourrions poser sérieusement la question suivante : les femmes qui se consacrent à l’art sont-elles des artistes comme les autres? Ce questionnement douteux (féminine? féministe?), devenu presque obsédant , a connu son paroxysme l’hiver dernier quand deux institutions importantes sur la scène montréalaise ont présenté des expositions de femmes : l’une, collective, sous le titre Loin des yeux, près du corps, à la Galerie de l’UQAM, du 13 janvier au 18 février ; l’autre, au Musée d’art contemporain, du 2 février au 22 avril, composée d’un trio assez surprenant : l’Égyptienne, Ghada Amer, la Kenyenne, Wangechi Mutu, les deux maintenant résidentes de New York, et, la Québécoise, Valérie Blass.

Au fond, il s’agit là de la reprise incessante de cette dialectique éculée du féminin et du masculin, souvent poussée jusqu’à l’absurde, voire au ridicule. En lisant récemment la biographie de Marguerite Yourcenar, j’apprends de sa biographe, Josyane Savigneau, qu’au lendemain du succès de ses Mémoires d’Hadrien, dans les années cinquante, plusieurs critiques littéraires soulignaient avec emphase son style « viril ». Dans la même veine, qui serait surpris d’apprendre que des critiques de jadis eussent qualifié de « féminine » l’écriture de Marcel Proust, du fait que l’auteur de A la recherche du temps perdu était, pour reprendre un vocabulaire désuet, un inverti?

Aux côtés de cette dialectique des sexes, on voit surgir maintenant ce doublet féminin-féministe, et les questions trop faciles qu’il autorise désormais. Lors de la conférence de presse au MAC, en février, il n’était guère étonnant qu’un critique attitré, d’ailleurs reconnu pour sa sympathie pour le féminisme, demande à Ghada Amer si elle se reconnaissait sous cette étiquette.

Règle générale, cependant, le doublet féminin-féministe est loin de servir aux fins de l’analyse des œuvres. Féminin, par l’évidence de son sexe,on en réduirait la portée à un art de femmes, pour femmes. Féministe, tel un subtil piège, on l’obligerait à réaffirmer une l’identité à laquelle toute femme instruite et moderne ne peut renoncer sous peine de paraître conservatrice ou réactionnaire. De toute façon, féminine ou féministe, elle serait bien avisée, pour demeurer libre dans sa démarche créative, de garder ses distances des deux.

Aussi, parmi les féministes se revendiquant telles, on cherche aussi à les gagner à cette cause afin de circonscrire un corpus d’œuvres constitutives d’un « art féministe ». En somme, ici, il s’agit pour l’artiste d’assumer une claire posture politique ou idéologique aux dépens d’un cheminement purement esthétique. Peu importe sa justesse d’une telle mission, le résultat aboutit à coup sûr à un affaiblissement de l’autonomie de l’Art, déjà fortement laminée par le populisme culturel triomphant.

On comprend aisément que le féminisme, jailli au cours des années soixante, comme mouvement essentiellement identitaire, ait pu s’attirer de nombreuses artistes. Certes, cette dimension identitaire, caractérisée par un affermissement positif de l’image de la femme, lui permettait de ratisser large puisque le sentiment d’appartenance prévalait sur des orientations politiques trop précises. Mais, puisqu’il fallait corriger les injustices de la subordination immémoriale dans laquelle étaient maintenues les femmes, le féminisme s’est transformé en mouvement revendicatif. Ce qui exige un effort soutenu, lent, laborieux et toujours susceptible d’être remis en cause par une réaction adverse dans la société. Mais dans ce qui nous intéresse ici, les progrès accomplis se constatent facilement : d’abord, la fin de l’iniquité fort ancienne à l’égard du potentiel créateur des femmes, qui a longtemps privé l’Art de leur contribution. En musique, songeons à Fanny Mendelssohn, à Clara Schumann ou à Alma Mahler, et à tant d’autres, qui aux siècles antérieurs, par respect des convenances, devaient sacrifier leur carrière au profit d’un frère ou d’un mari...

Dans les arts visuels, nous sommes donc très loin de la situation qui prévalait, en 1985, quand le groupe de performance, Guerilla Girls, a organisé une manifestation devant le Metropolitan de New York pour protester contre le peu d’intérêt manifesté par le musée pour les oeuvres des femmes. Leur affiche « Do Women have to be naked to enter the MET? » est passée à l’histoire. Mais cette sous-représentation est historique; avant le vingtième siècle, très peu de femmes y faisaient carrière. Signe des temps, aujourd’hui les musées et les galeries exposent régulièrement leurs œuvres, et pour cause, elles qui sont devenues, de nos jours, fort nombreuses sur la scène artistique. Autre confirmation de leur impact sur la scène artistique : au Québec, certains des plus importants musées sont dirigés par des femmes : à Montréal, le Musée des beaux-arts, le Musée d’art contemporain, Pointe-à-Callière, le Musée McCord, et le Musée national des beaux-arts, à Québec.

Malgré tout, on constate une réticence chez plusieurs jeunes femmes, non seulement des artistes, de se réclamer publiquement du féminisme. Cela surprend d’autant plus qu’elles lui sont redevables pour les occasions qui s’ouvrent maintenant. Pourquoi? Y répondre dépasse largement le cadre du présent texte, ainsi esquisserai-je seulement une interprétation de mes observations limitées au domaine de l’art.

Et en la matière, ce sont souvent les artistes elles-mêmes qui offrent les indices les plus éclairants. En entrevue avec Pierre Archambault, à l’émission Espace visuel (Radio Centre-ville), Annie Baillargeon, de Québec, dont les photos étaient l’hiver dernier présentées à la Maison de la culture Frontenac, a déclaré 
« Quand je faisais partie du groupe de performance Les Fermières Obsédées, j'avais un engagement  féministe,  mais pas dans mon travail d'artiste personnel ». Une telle dichotomie vise à départager clairement le collectif de l’individuel, Or, justement, de telles affirmations ne reflèteraient-elles pas davantage une volonté diffuse chez plusieurs jeunes, de délaisser les identités fortes (« je suis une femme »; « je suis féministe ») au profit d’une personnalité façonnée que par le seul individu? Une création de soi dans l’esprit d’une esthétique de l’existence dont parlait Michel Foucault. Cela n’apparaît pas incompatible avec le féminisme conçu, non comme une organisation centralisée et monolithique, ce qui serait absurde, mais comme un ensemble contrasté d’idées, d’idéologies, de publications, d’écrivaines, de réseaux informels et de groupes structurés, se développant inégalement selon les époques et les sociétés. Pourquoi serait-il alors inadmissible qu’une artiste cherche à garder ses distances, mais sans le renier?


Un doublet paradoxal

Ce doublet féminin-féministe comporte pourtant un aspect paradoxal, qui serait valable pour nos analyses de l’art produit par des femmes. Comme principe interprétatif, évitons, certes, de recourir sans discernement à ce duo si problématique — féminin-féministe — surtout lorsqu’il renvoie à la personne d’une artiste davantage qu’à sa production. Néanmoins, grâce à une telle perspective, nous pourrions comprendre les stratégies discursives ou plastiques derrière leurs œuvres, tant leurs thématiques que leur facture.

Au-delà de toute anecdote, ce doublet féminin-féministe s’enracine dans des réalités évidentes : l’élément féminin dans la sociobiologie, le féminisme renvoie à une histoire politico-culturelle. Il est donc légitime que l’auteure d’un récit, en mots ou en images, s’en inspire comme pour tout autre inventio. Ainsi l’analyste pourrait l’appliquer aux oeuvres de Ghada Amer et Wangechi Mutu exposées récemment au Musée d’art contemporain. Par exemple, les tableaux d’Amer sont féminins par le choix de la broderie, à la fois comme matériau et technique, qui se superpose sur des figures esquissées de l’érotisme féminin, devenues ainsi à peine visibles. C’est une référence évidente à l’imposition du voile islamique, qui dissimule la sensualité féminine aux yeux des hommes qui n’y ont pas droit. Ce qui autorise une telle lecture, chez Amer, est le recours à l’évocation comme stratégie créatrice. Ici, l’Égyptienne ironise ainsi sur l’évocation, une approche censée refléter la passivité du discours de la femme évitant l’affrontement direct au profit de moyens détournés.

Sont, par contre, clairement féministes, par leur dénonciation virulente de la condition de la femme en Afrique, les installations, sérigraphies, sculptures et vidéos de Wangechi Mutu. Le réquisitoire de la Kenyenne renvoie sans ambages à une stratégie militante féministe.

Amer et Mutu, mais aussi tous jeunes artistes, des deux sexes, dont les œuvres commencent à être exposées, recueillent l’héritage des générations antérieures d’artistes, inspirées en bonne partie par les théoriciennes féministes. Je pense, ici, à Louise Bourgeois, Carolee Schneemann, Cindy Sherman, Nan Goldin, Marina Abramović, Shirin Neshat et Vanessa Beecroft. Ces artistes ont su innover en explorant de diverses manières le corps, ou, pour être plus précis, non pas le corps, depuis toujours un objet de la création artistique, mais ce qui le déborde : le corporel. Réduit à sa simple enveloppe charnelle, le corps de l’art traditionnel se prêtait facilement à des métaphores d’idées abstraites, telles la beauté, la force, la virilité, l’autorité, la divinité... Tout autre est le corporel en art contemporain. Depuis déjà quatre décennies, les artistes ont exploré avec audace mille et une facettes du corporel, qui, antérieurement, par préjugé ou pudeur, avaient été déconsidérées ou marginalisées. Songeons à la laideur, au grotesque, aux significations reliées aux différents organes, tissus, membres, ou, encore aux usages sexuels et gestuels que les humains ont appris à en tirer.

Certes, un certain nombre d’hommes ont aussi contribué au renouvellement des images artistiques du corps. Et ce n’est pas sans raison que parmi les plus audacieux figurent des artistes attirés érotiquement par d’autres hommes, tels Francis Bacon et Robert Mapplethorpe. Mais, dans cette véritable prospection récente du corporel, ce sont surtout des femmes qui ont marqué ce bouleversement de notre imaginaire : les Bourgeois, Schneemann, Sherman, Goldin, Abramović, Neshat, Beecroft et quelques-unes de plus. En revanche, nous aurions tort de les cataloguer de féministes. Du moins, pas dans le sens que ce mot comporte aujourd’hui, c’est-à-dire d’un mouvement revendicateur. C’est d’abord en tant qu’artistes qu’elles ont su innover.

Pour conclure, revenons à la sculpteure québécoise Valérie Blass. Je demeure toujours intrigué et amusé par ses oeuvres, pour les avoir vues pour la première fois à la Triennale du MAC, en 2008. Je cite le communiqué du MAC, qui résume admirablement son travail : Blass « emploie l’éventail complet des techniques de la sculpture – du moulage à la fonte, de la taille au modelage, du bricolage pour créer d’étranges objets hybrides et explorer les territoires entre les formes animales, humaines et inanimées ». Mais on ne saurait donc la catégoriser, d’artiste féministe, ou, moins encore, accoler à son art l’épithète féminin. Elle l’a fait clairement savoir au journaliste du Devoir venu lui poser l’inévitable question — « êtes-vous une féministe? » — en lui répliquant avec aplomb : « Non, je suis une artiste macho »! (paru dans l’édition du 28 janvier). Et elle en rajoute : « pour être une artiste, il faut être macho! » Valérie Blass semble donc, heureusement, s’être libérée du carcan des étiquettes faciles : contentons-nous de dire, tout simplement, artiste!