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15 février 2011

La menace culturelle



À notre époque, la culture met en péril l’art.


Depuis quelque temps déjà, ce constat me tourmente l’esprit. Pis, cela m’obsède depuis cette rencontre fortuite, voilà deux ans, au parc, avec un vieil ami. Sans doute, celui-ci était-il excédé de m’entendre parler sans arrêt de A la recherche du temps perdu, que je venais d’achever après deux ans d’un dur mais plaisant labeur. Lui, qui est si fier de se tenir à jour de la création actuelle, s’était alors emporté devant mes choix littéraires, surtout des classiques, de ces dernières années, en m’apostrophant de ce mot honni : « conservateur » ! Et, en réaction à mon dédain de la culture dite populaire : « élitiste » ! Et, pour finir, devant mon entêtement à justifier mes choix : « dogmatique » !

Face à ces accusations graves – conservatisme, élitisme, dogmatisme – pour me défendre, je n’ai pu que répliquer que la « culture à notre époque met en péril l’art ». Et, qu’à tout prendre, je préfère l’élitisme de l’art au populisme culturel.

À la suite de cette rencontre inopinée et déplaisante, j’ai amorcé une réflexion qui aboutit au présent texte. Certes, je n’en veux plus à cet ami (qu’est-ce que l’on ne pardonnera pas à de vieux amis?); je lui suis même reconnaissant de m’avoir mis, sans le vouloir, sur une piste si féconde. Mais, la relation entre l’art et la culture n’est pas une préoccupation récente pour moi : en 2007, j’avais écrit pour le Magazine RG, «Cracher dans la soupe», la critique d’une exposition au Musée des beaux-arts de Montréal consacrée à l’art d’animation produit par les studios Disney. L’analyse que je fis alors concorde parfaitement avec ma réflexion actuelle. Je cite, ici, de longs extraits de ce texte :

« Parmi les menaces auxquelles la culture et l’art sont confrontés à notre époque, aux côtés de l’indifférence et l’insignifiance, figure la tentation pour les élites dirigeantes de la vie culturelle de recourir au populisme afin de s’attirer l’intérêt du public et, par conséquent, l’appui tant des mécènes privés que des fonctionnaires chargés d’attribuer les subventions. » (…) « …les produits de grandes entreprises de divertissement, du genre de Disney, ne doivent pas être considérés comme relevant d’une culture populaire du simple fait d’intéresser un public innombrable. Pour Disney, comme pour les autres conglomérats de divertissement, tout projet est soumis à des études de marché exhaustives, pourvu ensuite de budgets considérables pour la réalisation et la promotion, le tout dans le dessein d’engranger d’énormes recettes. Parlons plutôt avec justesse : il s’agit d’une culture de masse commerciale qui, contrairement à la culture d’élite, n’incite pas à une jouissance créatrice, mais à une consommation passive. »(…)« Nous devons, hélas!, constater la décadence de l’ancienne culture d’élite (et non élitiste), que d’aucuns dénonçaient jadis comme « bourgeoise ». Celle-ci était fondée en grande partie sur des notions de qualité et conçue en tenant compte de l’histoire, en l’occurrence le canon des grandes œuvres. En rapport également avec les cultures populaires telles l’artisanat, le conte oral, le folklore en musique et la danse. Il n’y a pas si longtemps, des échanges sincères s’engageaient entre les élites artistiques et un public moins fortuné et instruit, mais avide de « grand art ». Les formes et les contenus de l’art populaire alimentaient à leur tour l’art d’élite. Une boucle de rétroaction au bénéfice de tous. »

Sur le fond de la question, je n’ajouterai rien, ici, de vraiment neuf. D’ailleurs, au cours des dernières décennies, il s’est formé un corpus impressionnant d’analyses sur la culture par des auteurs beaucoup plus talentueux que moi. En écrivant ce texte, mon objectif principal a été plus modeste, celui de concentrer mon attention, non tant sur la menace que fait peser la culture ambiante sur les artistes ou les écrivains, mais plutôt sur ce qui est convenu d’appeler le public. Également, je souhaite que ce texte contribue à la reconnaissance de cet art de l’appropriation de l’art.

Mais, avant d’en arriver au cœur du sujet qui m’intéresse, je devrai d’abord m’attarder sur les rapports entre la création artistique et la culture.



Un antagonisme nécessaire



À notre époque, la culture met en péril l’art. Cet énoncé surprendra ceux qui considèrent ces deux notions- art, culture –, sinon comme synonymes, du moins étroitement reliées. Mais non seulement ne sont-elles pas synonymes mais elles se rapportent plutôt à des réalités conflictuelles. Mais, que se cache-t-il derrière ces mots d’apparence si simple?



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« C’est de l’art, ça? » « De nos jours, il n’y a plus d’art! » Combien de fois entendons-nous ce genre de remarque, pleine de dépit, de la bouche d’un visiteur devant les objets présentés dans un musée ou une galerie?

En contrepartie, la fortune du mot culture semble définitivement assurée : désormais tout est « culture », claironne-t-on si facilement. Or, pour ma part, je serais tenté de renverser cet étonnant paradoxe : l’Art existe! Mais où se trouve la culture?

Sous la couverture de ces deux mots, nous avons affaire à deux sphères d’activité différentes, cependant qu’apparentées. Comme l’huile dans l’eau, l’art et la culture ne se mélangent pas. Sauf que…

Si un certain flou semble admis lorsqu’on parle de culture, il en va autrement lors des discussions autour de l’art. Très souvent, devant une manifestation particulière présentée comme art, surgit alors la tentation de définir ce que l’on entend par ce mot. Comme si le spectateur, l’auditeur ou le lecteur auraient du mal à faire sa propre idée en la matière. Il lui faudrait alors un certificat d’authentification pour légitimer son intérêt et sa passion pour cette manifestation particulière désormais décrétée art.

Éloignons-nous d'une approche anthropologique de la culture comme une nébuleuse de croyances et de comportements partagés par des populations entières. Il serait sage aussi de s’abstenir d’une définition essentialiste de l'art, à forte teneur métaphysique, qui cherche à établir une discrimination fixe entre ce qui relève de l’art ou non. À poursuivre dans cette voie, je crains que la définition de l’art n’en revienne à plonger un bistouri dans la chair purulente pour sauver la part saine des tissus. Je préfère considérer que nous avons affaire à deux sphères d'activité imbriquées l'une dans l'autre, mais de nature différente.

Arrêtons-nous d’abord sur l’art. Cette sphère d'activité renvoie aux activités de production d'unités formelles signifiantes que nous appelons des oeuvres d'art. Il s’agit, en premier lieu, d’unités distinctes et autonomes même si elles demeurent inachevées ou à l’état de fragment. Ensuite, ces unités sont formelles parce qu’elles se rattachent à une discipline ou à une tradition qui s’est constituée au cours de son histoire. Dans ces disciplines, les pratiques artistiques particulières sont reprises, reproduites, retouchées. Avec le temps, une discipline subit des changements sous la forme de simples variations de la tradition ou, a contrario, essuie des modifications ou ruptures profondes. Ainsi se développe une tradition qui ne demeure jamais identique à ses origines. Surgissent, parfois, de nouvelles disciplines ou traditions à la suite d’innovations techniques ou de l’imagination et la créativité des artistes. Enfin, ces unités formelles sont signifiantes parce qu’elles donnent à connaître ou transmettent un message ou une interprétation, sous la forme d’une sensualité, d’un contenu émotif ou encore d’un effort de l’intelligence.

L’Art existe! En vérité, ce trésor qui se présente à nous, telles les vagues qui inlassablement viennent s’échouer sur le rivage, renferme d’innombrables manifestations. S’insérant dans l’une ou l’autre des disciplines qui se sont constitué depuis le fond des âges jusqu’à nos jours, ce n’est par commodité ou paresse que nous les faisons ranger sous un mot bien trop court pour en recouvrir toute la richesse : art.

Ainsi, la sphère d'activité, nommée art, renvoie chez le producteur individuel ou collaboratif à une mise en oeuvre d'un ensemble, forcément hétéroclite, de forces mais aussi de faiblesses, de vertus mais aussi de « vices », pour parler comme autrefois. Ce qui s’ajoute à l’imagination, la connaissance d’une discipline, le savoir traditionnel, le sens de l'innovation, la virtuosité technique, l’inspiration, le flair et la chance, qui s'allient aux circonstances externes, parmi lesquelles les conditions culturelles, pour s’investir dans la puissance initiale de l'oeuvre. L'art, comme sphère d'activité, renvoie donc au déploiement de la puissance, conçue comme une maîtrise de soi que nécessite les processus de création, et aboutissant à l’œuvre d’art.

Par crainte d’un glissement métaphysique, j’hésite à accorder au concept de puissance toute conception idéalisée de ce qu’est « l’Homme ». Décrire la puissance comme principe idéal distinct de ce qui peut s’observer empiriquement viendrait à nier la diversité des configurations qui ont façonné une œuvre dont la puissance sera forte ou faible selon les circonstances. En quelque sorte, une puissance qui se manifeste restera toujours active, jamais virtuelle. Pensons à notre corps qui est toujours en activité même au cours du sommeil. L’emploi du mot est fautif lorsqu’on l’utilise pour parler du pouvoir des états ou de machines comme dans l’expression la puissance du moteur. La puissance est un attribut d’êtres humains vivants.

Quelle que soit la valeur intrinsèque d’une œuvre d’art, la maîtrise des forces qui aboutit à sa réalisation ne fait que suivre la logique d’une maîtrise de soi que toute personne doit déployer pour réaliser un projet. Façonner une œuvre signifie y aliéner la puissance qui sera littéralement mise en oeuvre. Aliéner a le sens de sortir de soi pour que ce soit pour l’autre. Ainsi, nous pouvons concevoir l’art comme une production ou création d’une œuvre comme une puissance aliénée; une œuvre qui devient, du fait de sa circulation dans la société, un produit culturel. En somme, l’Art comme puissance aliénée.

Quelques précisions s’imposent :

-Bien que l’art soit une sphère d’activité essentiellement individuelle, cela n’exclut aucunement un travail en collaboration.

-Ma réflexion s’arrête principalement à trois grandes formes artistiques : la littérature, au sens large de mot, la composition musicale et les divers arts visuels, du dessin à la peinture en passant par la sculpture et jusqu’à la photo et la vidéo. Je laisse donc de côté les arts d’interprétation de la musique, du théâtre et de la danse. De même, je ne m’arrêterai pas aux formes de création hybrides où l’art partage la scène avec l’industrie (l’architecture, le design, la mode et même le cinéma).

-L’art met en œuvre, littéralement, la puissance de l’acte créateur. Ce travail cristallise cette puissance dans le résultat de cette activité. J’insiste à nouveau pour dire qu’une œuvre inachevée ou un projet laissé à l’état de fragment sont aussi des œuvres d’art.

- Le déploiement d’une quantité considérable d’énergie et le recours aux stratégies les plus sophistiquées ne garantissent pas en soi la valeur du travail créatif. Perdurera toujours une dimension aléatoire dans le succès immédiat ou postérieur d’une oeuvre.

-Faute de mieux, j’emploie, ici, la formule consacrée pour désigner l’activité artistique : la création. J’aurais préféré lui substituer un terme moins chargé de connotations religieuses ou métaphysiques. Disons, celui de production. Hélas! on m’a fait remarquer la teinte industrielle du mot.

-J’insisterai sur un dernier point : si dans le langage courant nous désignons ces individus engagés dans une pratique de ce genre d’artistes, d’écrivains ou des musiciens, cela doit s’entendre comme une dénomination factuelle et non comme relevant d’une nature ontologique spéciale.



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Qu’est-ce que la culture? Si on exige du concept de l’art un excédent de précision dans la définition, dès qu’il est question de définir le concept de culture nous sommes renvoyés à une nébuleuse anthropologique ou philosophique qui incorporerait l’ensemble des croyances, discours, pratiques et conduites d’une société en dehors de ceux qui sont redevables à des caractéristiques biologiques. De sorte que la culture ne s’opposerait aucunement à son double conflictuel qu’est l’art mais à un concept encore plus insaisissable : la Nature. Chez l’Homme, donc, tout est culturel s’il n’est pas naturel.

Mais ces conceptions trop élargies de la culture nous éloignent de notre centre d’intérêt qu’est cette culture qui se rapporte à la sphère d’activité que nous nommons art. Car, si l’art est une sphère d’activité de production, d’où émergent des œuvres, celle de l’activité culturelle n’organise que la diffusion et la promotion des œuvres d’art. Une reproduction de l’art en deux temps puisqu’elle entraîne aussi celle du public, pour reprendre ce mot si ambigu sur lequel je reviendrai. Nous avons affaire dans cette sphère d'activité, non à l'exercice d’une puissance, comme c’est le cas de l’art, mais plutôt à celui d’un pouvoir (ce mot au singulier est, de fait, un pluriel conflictuel) sur ces unités formelles signifiantes que sont les oeuvres d'art. Pouvoir sur leur diffusion par les intermédiaires commerciaux; pouvoir de leur promotion par les divers intervenants privés et publics qui s’agitent en la matière; et, n’oublions pas ce résidu de pouvoir qui incombe au public appelé à les « choisir » et les interpréter.

Nous voilà donc au noeud ontologique des unités formelles signifiantes : l'oeuvre d'art comme lieu d'investissement des forces de l'artiste et réceptacle de la puissance qui y est aliénée devient, dès qu'elle quitte le cocon du créateur et qu'elle est mise en circulation sur la place publique, l’œuvre, dis-je, prend les allures d’un produit culturel et d’une marchandise particulière. Oeuvre d'art et produit culturel sont donc les deux faces d'une même monnaie. Le développement du capitalisme, devenu non seulement le système économique prédominant sinon le seul qui existe, n'a fait qu'accentuer ces tendances au cours du siècle à venir.

Ce pouvoir culturel partage un trait commun avec toute forme de pouvoir, principalement étatique ou politique : la domination sur des choses, des êtres, la nature. Le pouvoir culturel s’exerce par un avatar de la domination qu’est l’imposition, par laquelle on cherche à imposer à la population des idées, des comportements, des œuvres d’art. Par contre, l’imposition diverge de par sa nature d’une « simple » domination bureaucratique ou policière. Pour imposer telle ou telle œuvre, il faut revêtir ses stratégies d’oripeaux aux couleurs de la liberté. Si dans toute forme de domination sera recherché l’acquiescement ou le consentement, partiel ou aussi complet que possible, de la population la subissant, dans le cas particulier du pouvoir culturel cet acquiescement est primordial puisque ceux qui subissent l’imposition doivent la demander, même la réclamer avidement. La réussite de l’entreprise culturelle est à ce prix.

Le pouvoir culturel ne ressemble en rien à quelque schéma brumeux du « tout est culture ». Malgré une intense compétition et des rapports conflictuels qui la caractérisent, ce pouvoir est fortement ramifié. Si le pouvoir politique gère son pouvoir culturel par l’entremise des ministères et conseils qui promeuvent et subventionnement de leur largesse les heureux élus, le pouvoir culturel s’adjoint tout un réseau bien tissé d’institutions privées : fondations, instituts, mécénat. Si d’aucuns croyaient encore que la circulation de ces marchandises que sont devenues les œuvres impliquerait un jeu de libre concurrence, ce n’est pas tenir compte de la force de persuasion des médias de communication.

L’art se caractérise par sa fragmentation : en disciplines, en corpus et en œuvres singulières, dont le flux n’est qu’intermittent puisque l’expression artistique s’émet et se reçoit en unités distinctes. À l’opposé, grâce aux conditions techniques de notre époque, le pouvoir culturel, pris dans son ensemble, organise un flux presque continu de marchandises culturelles qui contribuent à créer une espèce de spectacle permanent dans lequel prédominent les images, symboles, des écrits artistiques ou non.

Cette emprise des médias de communication dans l’imposition de produits culturels ira bien au-delà de la simple promotion. Il existe un maillage maintenant bien sophistiqué entre les œuvres devenues produits culturels, les moyens techniques de communication et la publicité. On assiste à une mise en jeu d’expressions artistiques soumises aux besoins du capitalisme.

Déjà, par ses prouesses, la technique, maintenant, fortement mondialisée, nous obnubile comme le nouveau dieu de nos sociétés si peu croyantes. Les artisans de cette technique triomphante dissimulent adroitement sa nature de prolongement de l’intelligence humaine résultant d’une puissance aliénée, comme c’est le cas de l’art, mais ici investie dans un produit au service d’un pouvoir. Cet oubli de sa vérité lui est sans doute nécessaire pour que nous la concevions comme « techno-monde ».



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Nous venons de voir que l’art et la culture constituent des sphères d’activité bien différentes : la création artistique étant redevable à l’effort de l’artiste, du compositeur et de l’écrivain de maîtriser les forces qui l’habitent afin de produire une œuvre. Alors que, dans la culture, se déploient des stratégies d’imposition. Dans le premier cas, une puissance viendra se figer dans une entité alors que dans l’autre nous aurons affaire à un pouvoir, multiple et ramifié, qui, en ce qui touche à l’art, cherchera à en soutirer des avantages et des profits. Ainsi, nous ne devrions pas être surpris que leurs rapports soient si fréquemment conflictuels. Par contre, cette relation antagoniste ne peut en aucun cas être dépassée ou simplement surmontée par l’effacement de l’un au profit de l’autre puisque cet antagonisme est essentiel à leur épanouissement commun. Nous parlerons plutôt d'un ANTAGONISME NECESSAIRE qui régit leurs rapports.

Les concepts de puissance et pouvoir n’existent pas comme tel à l’état pur. Nous connaissons et vivons empiriquement ces notions par leurs manifestations et leurs effets sur notre vie. La puissance et le pouvoir restent imbriqués dans toute conduite, artistique comme culturelle, et ne se laissent pas démêler facilement. De plus, cet antagonisme si nécessaire reste soumis aux aléas de la société au cours de l'histoire.




Une modernité crépusculaire?





Tel est le paradoxe de l’art: cet individu qui aspire à se consacrer à son art, dans une discipline donnée, d’où il pourra exprimer ce qui l’agite dans son for intérieur ou donner libre cours à son imagination, devra néanmoins tirer son inspiration de l’expérience commune. De tout temps l'artiste a été soumis aux impératifs de la société au sein de laquelle il oeuvre. Mais, combien de fois au cours des siècles, l'artiste a néanmoins su innover face à ces impératifs.

À titre d’exemple, nous pourrions nous demander quel type de rapport pouvait exister au bas Moyen Âge de l'Europe occidentale lorsque l'effort collectif des artistes, architectes et des artisans était mis à profit pour construire les cathédrales gothiques, ces magnifiques monuments de légitimité du système féodal et, de ce qui en constituait l’unique horizon culturel, l'Église.

Si je me permets cet excursus à une époque si lointaine, c’est pour en souligner la lente évolution depuis l’ancien régime de l’œuvre d’art, dont sa caractéristique principale était d’être un « monument » au prestige d’un prince ou d’un prélat, leur public principal sinon exclusif.

Quant au statut de l’artiste, il était longuement apparenté à celui d’un laquais ou d’un domestique. Et, tantôt lentement, tantôt brusquement, l’ancien régime cédait le pas à un nouveau régime où l’artiste, l’écrivain et le compositeur conduisaient leurs projets comme des chefs d’entreprises. En mettant en circulation des œuvres d’art, qui deviendraient aussi, comme il se doit lorsque celles-ci entrent en circulation dans la société, des produits culturels, mais cette fois suivant le modèle dominant de l’économie, c’est-à-dire, des marchandises. Beethoven, Balzac, Goya : trois génies, pour employer un mot qui a presque disparu du vocabulaire de l’art contemporain, ont forgé l’image de l’artiste comme démiurge au cours de cette époque charnière, qui va des Lumières au Romantisme, du siècle qui va de la naissance du peintre, en 1746, à la mort de l’écrivain, en 1850.

Le rappel de ces figures exceptionnelles me permet de souligner le modèle, longtemps prédominant, des rapports entre l’art et la culture : la « culture bourgeoise ».

Se distingue au centre de la culture bourgeoise cette idée, généreuse mais naïve que l'écrivain, le peintre ou le compositeur sont des individus libres et autonomes qui s'investissent dans la création d'une œuvre suivant la règle habituelle d’un capitalisme, alors en pleine effervescence, et qui conduit à la mise en vente d’une marchandise. Et cela, pour le plus grand bien commun.

L'essor de cette culture bourgeoise a eu un double effet: d'une part, elle a contribué grandement à libérer les artistes et les écrivains de la tutelle des aristocrates et de l’Eglise. Ce qui leur a ouvert la liberté de la forme comme du contenu de leur œuvre. D'autre part, la culture bourgeoise a permis de « démocratiser » l'accès à l'art, élargi considérablement aux personnes instruites et aisées. Certes, au cours de son histoire, la culture bourgeoise devait occulter pas mal de choses horribles : exploitation des ouvriers, pillage des colonies, hypocrisie morale et sexuelle. Sous la plume des marxistes, l’expression « culture bourgeoise » devenait une étiquette très péjorative. N’empêche que cette forme de pouvoir culturel aura connu ses heures de gloire au dix-neuvième siècle avant d’amorcer une longue mais inéluctable agonie. Au point que nous pourrions parler à son propos d’une mort et transfiguration, la culture bourgeoise s’étant repliée sur les hauteurs du « bon goût » devant la marée du populisme triomphant.



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À quand remonte, et dans quelles circonstances, les origines et la prééminence de la culture populiste aux dépens de la culture bourgeoise?

De son zénith tout juste avant le déclenchement de la première guerre mondiale, la culture bourgeoise, comme pouvoir culturel autant qu’à titre de conception du monde, s’est progressivement affaiblie. De 1914 à 1945, la culture bourgeoise, d’ailleurs comme tant de choses, a connu à travers une série incroyable de circonstances (la guerre mondiale, et les mutations sociales et politiques qui s’en suivirent, la grande Dépression, l’essor des régimes totalitaires, et à nouveau la guerre) une crise existentielle sans précédent. Pour aboutir à 1945, quand le monde entier et non seulement l’Europe, aura vécu un « degré zéro » de la culture, scandé par des noms qui résonnent encore aujourd’hui : Auschwitz, Goulag, Hiroshima.

Malgré les coups de boutoirs des régimes totalitaires en Europe, fascistes et communistes, qui ont arrêté un nouveau modèle des rapports de l’art et de la culture fondé sur l’embrigadement à des fins ouvertement politiques des écrivains, musiciens et artistes, toutes disciplines confondues, l’influence principale qui devait définir, aux lendemains de la guerre, le nouveau régime culturel provenait des Etats-Unis, restés à l’abri, par ailleurs, des ravages du conflit sur leur territoire.

La paix revenue, il était compréhensible que l’on cherche à oublier les horreurs des années précédentes. C’est le boom économique de l’après-guerre qui devait permettre dans les deux décennies suivantes à instaurer, d’abord en Amérique du Nord, ensuite dans une Europe en voie de reconstruction, et, progressivement par la suite, dans le reste du monde, cette tant célébrée ou honnie société de consommation.

Cette expression, je l’entends servie à toutes les sauces depuis mon adolescence, au cours des années soixante. Mais si nous pouvions établir un moment précis du renversement de l’hégémonie de la culture bourgeoise sur la nouvelle culture de masse, nous ne retrouverions rien de mieux que dans la perte de signification artistique et culturelle de la réalité associée à de la production de biens industriels en général, au profit d’un redoublement de signification de l’acte de consommer.

À défaut d’un autre mot, appelons cette nouvelle culture de masse, « populiste ». Je dis populiste et non, « populaire » , car cette culture de masse n’a rien à voir avec les formes artistiques et les manières de vivre issues des segments de la population historiquement exclus de la création artistique savante ou raffinée et, plus encore, du pouvoir culturel. Les grandes entreprises de divertissement, créées après la guerre ou ayant connu leur essor à ce moment, comme c’est le cas de Disney justement, ont très bien vu que leur fortune future ne reposait plus dans la diffusion d’œuvres d’artistes, d’écrivains et de compositeurs, même les plus reconnus, que le grand public trouverait progressivement difficiles à comprendre. Le succès résidait désormais dans le développement de produits pouvant satisfaire les besoins de divertissement des masses populaires maintenant plus prospères.

Pas étonnant alors qu’après plus d’un demi-siècle l’ouvrier, le travail, la production soient à peu près absents de nos représentations artistiques, ou même médiatiques, remplacés plutôt par l’image de consommateurs généralement insatisfaits. Après quelques décennies d’une désindustrialisation et d’une délocalisation de la production de biens, et maintenant des services, des pays riches vers des pays, soyons polis, émergents, que reste-t-il chez nous, sinon la consommation et ses déboires?



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Mais les plus grands changements culturels ont eu lieu au cours des années soixante. J’ai publié, en 2004, dans le Magazine RG, une critique de l’exposition Village global : les années 60, au Musée des beaux-arts de Montréal, consacrée à ce phénomène cultural et artistique. Je me permets, ici, de citer quelques passages de ce texte :

(…) « Comment concevoir cette décennie prodigieuse? Car toute époque achevée que l’on remémore , et ces années 60 ne feront pas exception à cette règle, est restituée entre deux versions : une première qui, malgré les conflits de sources et d’interprétation, nous est façonnée par l’histoire; l’autre, se constituant dans le mythe. Cette présence actuelle du passé dans sa forme historique est constituée d’innombrables narrations : de souvenirs personnels, de témoignages littéraires, de récits rigoureux des historiens , d’analyses des philosophes et essayistes. Mais, souvent cette histoire s’accompagne d’un passé fabulé, mythique, qui ne se nourrit ni du souvenir personnel, ni de la recherche historiographique.(…) Hormis le choc des interprétations que recèle l’histoire comme récit, deux sentiments associés à une mythification du passé éloigneront sûrement les spectateurs de cette exposition d’une juste appréciation des années 60 en art et en culture : pour ceux-ci qui ne les ont pas connues, celui de fantasmer sur cette ère nouvelle et, pour ceux-là qui les ont vécues, guette toujours la nostalgie.



»Pour pouvoir penser les années 60 , comme pour tout autre passé, il faut se risquer à l’interprétation, qui accorde une signification à un phénomène humain, qui autrement ne sera qu’affaire de données brutes, dépourvues d’un code de lecture. Reste ainsi à trouver des interprétations qui nous permettent le mieux, avec la plus grande justesse, de comprendre dans le cas présent ce Village global : les années 60. Moi, qui, en passant, l’a vécu comme jeune homme, j’opte pour le concept de moment culturel. J’entends par là une rencontre exceptionnelle entre une époque, des acteurs sociaux, des idées-forces et des formes culturelles naissantes, qui bouleverseront les croyances, les manières de voir le monde et la vie, ainsi que les habitudes consacrées.



» Le vingtième siècle a déjà connu semblable moment culturel : les années 20. Un formidable brassage d’idées et de modes de vie, qui a, hélas!, subi un funeste sort, assassiné par la grande Dépression, le choc des totalitarismes fasciste et communiste, la guerre mondiale et, pour tout finir, la guerre froide. Ainsi, la réalité a sans grande difficulté imposé au rêve un brutal rappel à l’ordre; le besoin reprenant le dessus sur le désir. Mais rêve et désir refont surface de temps à autre, et ce sera le moment culturel suivant : les années 60 .



» Au contraire des utopies religieuses, qui, sournoisement, tentent aujourd’hui un retour, l’utopie des années 60 était sécularisée. Non plus la croyance en un avenir radieux, (promis sur terre par les Communistes ou au paradis par les Chrétiens), conçu comme résultat d’années de sacrifices et d’abnégation. Une telle conception était aux antipodes de l’utopie joyeuse de la jeunesse des années 60, qui était en rupture de cet esprit de sacrifice des générations antérieures. D’où les accusations fréquentes d’ingratitude…



»Je me souviens très bien de cette conscience aiguë du moment présent qui nous animait alors. Nous voulions Tout, Ici et Maintenant. Rétrospectivement, il m’apparaît évident que nous rejetions tout futur qui était trop lourdement hypothéqué par un passé tragique. Rappelons le leitmotiv d’alors : “réinventer la vie”. Une aspiration à la liberté, mais d’une liberté tangible, comme celle de choisir sa tenue vestimentaire, sa sexualité, ses croyances, ses aspirations dans la vie. Ce qui n’est guère surprenant; demandez à quiconque a vécu les années 50 quel était son degré de liberté en la matière.



» L’utopie des golden sixties s’articulait plutôt autour d’un nouvel individualisme, éloigné en cela d’un individualisme réservé à quelques êtres d’exception ou sous une forme héroïque pour des “génies” et des grands hommes, ou maléfique, pour les poètes maudits et les criminels brillants. (…) sa nouvelle mouture (l’individualisme) est vouée à ce petit homme que nous sommes et s’intéressera aux rêves et désirs des simples mortels. Les années 60 ont donc démocratisé l’individualisme comme tant d’autres choses.



» Le destin de ce moment culturel, qui fut mondial, rappelons-le, n’aura donc pas été aussi tragique que celui des années 20. Certes, à l’Est et au Sud, s’est profilée une répression féroce, dont les icônes demeureront les chars soviétiques à Prague, en 1968, et les centaines de cadavres d’étudiants qui jonchèrent la ville olympique de cette même année, Mexico. Par contre, en Amérique du Nord comme en Europe de l’Ouest, le retour à l’ordre s’est fait plus doucement. Les aspirations et créations artistiques étant progressivement récupérées à des fins commerciales.



» Peu importe le lieu, ce moment culturel, les années 60 , a laissé des effets durables, non seulement dans la culture mais aussi en matière de sexualité et de modes de vie. Voire même jusqu’en politique. Il aura été en quelque sorte un big bang d’un univers culturel. Et pour poursuivre dans la métaphore cosmique, cet univers poursuit toujours son expansion, même si, avec la distance et le temps, les astres qui y regorgent se refroidissent. Nous pouvons même affirmer être toujours dans les années 60, c’est-à-dire dans l’univers culturel qu’elles ont créé.



Pour s’en convaincre, rappelons les thèmes suivants : la critique de la société de consommation , l’omniprésence des médias, l’invasion de la publicité, la manipulation de l’opinion publique, les craintes des découvertes scientifiques et technologiques, la défense de l’environnement, le militantisme et l’engagement social, le retrait dans la vie intime, la recherche d’un sens à la vie, le mysticisme et la découverte des sagesses orientales, les trips de drogues, la jouissance souvent angoissante des libertés sexuelles, le souci de l’apparence corporelle, le féminisme et la libération gaie… Tout ce qui précède a largement été formulé à cette époque. Notre langage d’aujourd’hui parle donc clairement la langue des années 60. »

À part le ton un peu trop optimiste du dernier paragraphe, je ne trouve rien à redire de cette analyse, sauf sur un point: au cours des années soixante les rapports entre les artistes et écrivains et le pouvoir culturel convergeaient en grande partie. Nombreuses sont les œuvres musicales, plastiques ou littéraires qui ont profondément marqué la culture et sont diffusées et promotionnées à titre de « classiques ».

Cela peut aujourd’hui nous paraître étrange mais le grand art au début de cette décennie prodigieuse, ultime avatar des propositions des avant-gardes de la première moitié du siècle, s’éloignait tout à fait des goûts des milieux populaires : sérialisme en musique, abstraction en peinture et surgissement du « nouveau roman ». Jusqu’au cinéma, temple du peuple, qui ne fut gagné par la tendance formaliste. Hélas! ces innovations du grand art se passaient de l’enthousiasme du grand public…

Au contraire, les temps nouveaux se conjuguaient déjà aux formes artistiques propagées par le populisme naissant : Pop Art, musique populaire et journalisme culturel. Les décennies suivantes allaient raffermir ces tendances et élargir le fossé entre le grand art et le grand public.

Si les années soixante marquent un temps fort d’une culture d’en bas, initiée par la jeunesse, qui transforme, en certains aspects de manière irréversible, la société et la politique. Ces changements s’étendent jusqu’au domaine même de l’art, désormais perméable aux poussées populaires. Le pouvoir culturel, qui en profite pour se renouveler et se rajeunir, en tire la leçon : il y a de l’argent et du prestige à obtenir en « démocratisant » les formes artistiques. Depuis lors, c’est le maître mot des gouvernements comme des industries. De telle sorte que, la nature élitaire de l’art, conçu comme l’expression d’individus dotés d’une formation adéquate, a été depuis décriée comme « élitiste ». Un autre héritage des années soixante est cette idée saugrenue que veut que nous soyons tous des artistes. De la démocratisation de l’accès à l’art nous sommes passés à la démocratisation utopique du statut d’artiste, maintenant à la portée de tous. Ainsi s’effacent les frontières jadis tranchantes entre les créateurs et le public. Pourtant cela dissimule, sous de beaux principes, la réalité élitaire de l’art, dont les réalisations toujours soumises au jugement d’un pouvoir.



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Comment caractériser alors l’art et la culture de notre époque? Traditionnellement, l’artiste, le compositeur ou l’écrivain, à partir d’une inspiration et de leur métier, réalisaient des œuvres, c’est-à-dire des propositions à soumettre au jugement de la société. Si l’art proposait, les pouvoirs qui régissaient la culture les évaluaient selon des critères qui leur étaient propres : rentabilité financière, prestige religieux ou politique. Et, si une proposition satisfaisait à ces critères, on l’imposerait auprès de la société ou sur le marché. L’art propose et la culture impose ensuite : tel pourrait être la description de la dynamique traditionnelle des rapports entre art et culture.

Mais, sous le régime culturel actuel, les rapports tant conflictuels que collaboratifs entre les détenteurs du pouvoir en matière culturelle et les producteurs de l'art sont évidemment bien loin des rapports marchands traditionnels et naturels qui étaient en vigueur à l’époque de la prédominance de la culture bourgeoise.

Dans le cadre la culture populiste, ce rapport s’inverse : le pouvoir culturel impose ses choix, aux artistes ensuite de fournir la matière première… Dans cette nouvelle culture populiste, les détenteurs du pouvoir culturel, tant public que privé, auront tendance à organiser l’offre des créateurs plutôt qu’attendre bien sagement que ces derniers s’amènent avec le fruit de leur inspiration, d’ailleurs incertaine et fluctuante. Tant le souci de rentabilité financière que la justification dans l’emploi des deniers publics expliquent pourquoi seront privilégiées des œuvres qui plaisent au grand public.

Le pouvoir culturel repose, outre celui des pouvoirs publics, dont l’implication varie grandement selon les pays, sur un réseau fort ramifié dans lequel les médias de communication, les grandes entreprises de biens et services et l’industrie de la publicité, moteur de la consommation, tissent des liens étroits. Ce complexe médiatico-industriel est vorace. Il bouleverse tant la nature de l’œuvre d’art que le statut de son créateur, l’artiste.

D’abord, examinons sommairement ce qui change quant à l’œuvre d’art. Dans le passé, l’œuvre proposée par un artiste était, bien au-delà de tout gain ou toute gloire qu’il comptait en tirer, un don offert généreusement à autrui. Le travail et les tourments de la création artistique dépassaient largement la rentabilité qu’il pouvait espérer recevoir. Certes, cela variait d’un créateur à l’autre, mais cette notion de don résidait à la base de son activité. Sinon comment comprendre tout ce labeur perdu qu’exige la création d’une œuvre et qui ne sera que rarement rétribué par le succès? Cette notion de don concordait parfaitement avec la valeur intrinsèque ( c’est-à-dire non marchande) de l’œuvre d’art. Car l’art est d’abord inutile! Ce n’empêche nullement qu’on puisse s’en servir pour telle ou telle fonction. Mais en soi, si j’ose dire, l’art est inutile et sera donc toujours un peu inactuel. Vouloir l’enfermer dans une utilité spécifique signifierait lui enlever la capacité de parler le langage de chacun, de la réduire ainsi à n’être qu’un pourvoyeur de sens domesticable.

Or, c’est justement ce qui se passe à l’époque de la culture populiste, l’œuvre d’art devient utile : comme moyen d’accumuler argent ou prestige, ou de servir de moteur pour la promotion de quelque objet, souvent inutile. L’art est sommé de justifier son existence en devenant utile, rentable, et ne perdons pas une minute…

Si jadis l’art était inutile, la culture bourgeoise de son côté était alors fort utile pour organiser la société et assurer la domination, telle que déterminée par les circonstances du moment. Par contre, de nos jours, qu’elle est l’utilité de la culture ambiante?

Ce qui nous conduit au statut de l’artiste. De nos jours, il est étonnant d’entendre des jeunes ou moins jeunes chantonner : « J’aurais voulu être un artiste! » Car, à l’époque caractérisée par la surproduction de produits culturels, ils devraient se demander, « qui a encore besoin d’un autre roman, d’une autre chanson ou de nouvelles croûtes pour décorer son salon? » En outre, le travail intellectuel et artistique sont fortement dévalorisés quant à leur rétribution. Les sommes faramineuses de quelques élus ne devraient pas faire oublier le lot misérable de la vaste majorité de ceux qui entreprennent, poussés par quelque désir ou obsession, un projet de création. Reste la soumission à œuvre utile, celle qui trouvera preneur au sein de la culture populiste. Il s’agira fort probablement d’un art cultifié, (si on me pardonne ce néologisme); j’entends par cet adjectif une œuvre qui répond aux normes du pouvoir culturel et non plus, en tout ou en partie, à la puissance que l’artiste aurait dû ou aura pu y investir. Certes, il faudra examiner des œuvres particulières mais établir son degré de perte de puissance.

Cela varie aussi selon les disciplines : les arts susceptibles d’avoir le plus d’impacts, comme le design, l’architecture, la mode et le cinéma, seront soumis à un contrôle plus strict que les arts plus individuels comme la musique, la littérature et les arts visuels. Justement, certains artistes visuels construisent une carrière fort réussie en s’inventant le profil d’un personnage public, qui devient, dans les faits, son œuvre. Ainsi, l’artiste en quête d’influence et de prestige à l’époque de la culture populiste sera invité à établir une posture adéquate qui lui ouvrira les portes des médias.

D’ailleurs, la tendance « people » des médias, où on cherche à tout réduire à des questions de personnalité, contribue grandement à cette mode de faire de la vie du créateur l’enjeu d’une œuvre. Ceci inverse le rapport habituel entre la vie et l’œuvre. Alors que les circonstances de la vie de l’écrivain, du musicien ou de l’artiste en général devraient constituer tout au plus l’arrière-plan, autrement dit l’anecdote d’une œuvre, véritable foyer d’intérêt, de nos jours, c’est à se demander si l’œuvre ne soit devenue l’anecdote de la vie glamorous, véritable proposition de ces artistes.



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J’ignore si nous pouvons entrevoir un redressement de l’antagonisme entre l’art et de la culture, à notre époque, nettement favorable au culturel. Si cela devait se produire, je me demande si cela résultera des efforts des artistes actuels, dont plusieurs sont devenus des pourvoyeurs de contenu pour la machine médiatique.

Il est étonnant de rencontrer encore des écrivains, des compositeurs ou des artistes en arts visuels qui résistent, tant soit peu, aux sirènes de la culture populiste.

Par un étrange revirement, les expressions artistiques, musicales et littéraires qui échappent à ces lois du marché continuent à foisonner même si elles ne paraissent plus sur le radar des médias. En souterrain en somme. D’ailleurs, les formes artistiques exigeant des travaux les plus pointus ne seront pas totalement laissés de côté. Comme le capitalisme devient progressivement vide de contenus culturels autres que publicitaires et mercantiles, des soutiens limités, généralement procurés par l’Etat ou des fondations privées, créées à de fins fiscales, seront mis de l’avant. Ainsi, le grand art du passé et l'art de pointe contemporain, c'est-à-dire d'élite, demeureront présents pour des segments de marché, des niches spécialisées, offerts grâce surtout au trésor public.

Mais, n’oublions pas non plus que les cultures prédominantes des époques antérieures ne disparaissent pas entièrement. On peut observer les survivances des cultures anciennes en plein milieu de notre supposée post-modernité : croyances religieuses, superstitions diverses, millénarisme, culte des ancêtres, etc.



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Avant d’aborder, dans la dernière partie de ce texte, la question qui m’intéresse davantage, les choix du public, je voudrais m’arrêter brièvement au problème général de cette époque, dont la culture populiste constitue l’horizon. Sommes nous irrémédiablement engagés sur la voie d’une modernité crépusculaire? Nous avons le sentiment de nous trouver à la fin d’un processus historique, celui d’une modernité amorcée voilà demi-millénaire, et qui, par vagues de flux et reflux, a changé, pour le meilleur ou le pire, la face de la planète. Cette modernisation, politique et religieuse, économique et technique, a été aussi une modernisation artistique et culturelle. Le capitalisme dans son essor souvent cruel a constitué un formidable décapant des valeurs que l’on croyait éternelles. Mais, le capitalisme a aussi appliqué sur le meuble décapé plusieurs couches de vernis qui ne lui ont pas rendu le lustre perdu. Il faut donc poursuivre le travail du négatif, cette fois-ci contre cette culture populiste avec son vernis de fausse culture.

Hélas! et pour me servir d’une autre métaphore, il me semble que cet art et cette culture de notre époque, dont nous aurions tant besoin pour nous éclairer, ressemblent à ce phénomène cosmique, un trou noir qui, grâce à son attirance gravitationnelle, compacte progressivement plus de matière, et à partir duquel aucune lumière ne s’échappe. Pareille métaphore pourra nous aider à décrire un phénomène connu de ceux qui vivent dans les pays surdéveloppés : cette masse, de plus en plus compacte, d’objets et d’œuvres qui progressivement obscurcit notre connaissance du monde dans lequel nous vivons et de cette espèce animale qui le régit en roi et maître.

À tout le moins, il nous paraît évident que même les chefs d’œuvres plastiques, musicaux ou littéraires des époques antérieures scintillent moins qu’auparavant dans notre firmament culturel. Mais, gardons-nous d’emprunter trop loin cette métaphore au risque de nous égarer. Et, abordons maintenant l’autre versant de notre texte.




L’autre versant de l’Art


Parfois la graphie d’une lettre nous rend de précieux services : telle la majuscule « A », semblable à une montagne et à ses deux versants. Cela me fait penser à l’Art, qui lui aussi se constitue de deux versants : du premier, celui de la production des œuvres, il en a été largement question précédemment; mais, c’est le deuxième qui me préoccupera maintenant. Cet autre versant de l’art est celui qu’on affuble trop sommairement du nom de public.

Qu’est-ce qu’un « public » sinon une mystification : par ce concept, qui peut nous paraître innocent ou tout au plus un simple constat, l’individu se voit ravaler au sein d’une masse informe. Il y a là, de la part de ceux qui produisent l’art ou qui la diffusent, une désignation générale pour les destinataires des produits que l’on met en marché, comme s’il s’agissait de nous vendre des automobiles ou des réfrigérateurs. Ces destinataires, conçus globalement sous le nom de « grand public », seront ensuite regroupés en segments de marché de manière à permettre à l’industrie culturelle d’en satisfaire les besoins, réels ou non, en les informant par le canal de la publicité. D’où cette étrange idée qui veut qu’un individu quelconque puisse devenir un personnage public! Comme si notre moi intime nous était arraché pour servir de cible à des campagnes de vente. À défaut d’un autre terme, je l’emploie dans ce texte, mais nous devons entendre par là, l’ensemble des destinataires des œuvres d’art et un destinataire particulier, en l’occurrence vous ou moi.

Étendre à l’art un schéma de pensée inspiré des stratégies commerciales prédominantes dans notre société présente de nombreux aspects néfastes. La prémisse implicite est que l’individu, le sujet indistinct, segmenté en parts de marché, constitue un consommateur, passif dans le pire des cas, de produits culturels conçus comme une marchandise quelconque, disons une pizza toute chaude livrée à domicile… Or, qu’est-ce que nous demandons en matière d’art ?

Pourrions-nous vivre sans art ? En principe, c’est possible. À l’évidence, à juger par ce nous observons autour de nous, cela nous paraîtra habituel ! Quelqu’un pourra, par exemple, choisir de ne pas s’adonner à la lecture, à l’écoute de la musique ou de fréquenter les musées. Par contre, nous pouvons écarter, sans aucune hésitation, la possibilité de choisir de vivre sans culture. Dès la naissance, l’individu sera toujours assujetti à une forme particulière de culture. Nous n’avons qu’à songer, ici, à notre langue maternelle. Loin de consister en un simple code linguistique, elle transmettra aussi à l’enfant qui l’apprend, tout une ensemble hétéroclite d’usages et une manière particulière d’appréhender le monde dans lequel il aura eu la bonne ou mauvaise fortune de naître.

Choisir de vivre, donc, sans l’art? Au fait, cette culture que nous subissons se nourrit d’œuvres d’art et nous les transmet, bien que sous forme souvent éloignée des intentions de leurs créateurs. Cette distorsion de sens est certes plus fréquente lorsqu’il s’agit de productions du passé, mais cela arrive également pour les œuvres plus récentes. Peu importe, de nos jours, l’homme de la rue (ou devrions-nous dire plutôt « l’Homme des centres commerciaux »?) entre en contact sans bien s’en rendre compte avec l’Art, tel le bourgeois gentilhomme de Molière qui s’émerveillait de faire de la prose.

L’enjeu principal de la culture actuelle est le suivant : en diffusant et en hiérarchisant les œuvres d’art (de ce fait, devenues des produits culturels et, donc, des marchandises), les différents pouvoirs culturels orientent aussi pour nous, les lecteurs, auditeurs ou spectateurs, la signification que nous devons soutirer de ces oeuvres. À cet égard, la culture ne renferme pas simplement un vaste centre de distribution qui laisse le soin aux consommateurs d’apprécier les biens qu’ils ont choisis en toute liberté. Or, la signification d’une œuvre ne s’offre pas d’emblée, mais doit être soumise à l’interprétation des lecteurs, auditeurs ou spectateurs. Ce qui représente un processus souvent complexe et incertain, au cours duquel le sens d’une œuvre est dégagé et ses significations sont construites. Voilà, en résumé, la boucle intellectuelle qui permet, à partir d’une œuvre, d’en prolonger par différents moyens la portée. Toute œuvre, dès qu’elle quitte les mains de l’artiste, l’écrivain ou le compositeur pour être mise en circulation dans la société, s’incorpore comme produit culturel et sera donc soumise à un processus d’appropriation, c’est-à-dire à un acte de pouvoir, d’abord par le pouvoir culturel qui la diffuse et ensuite par le public.



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S’approprier l’art. Le mot est lancé! Je m’intéresserai, ici, au public : à cette personne qui s’approprie l’œuvre d’art. Qui ne fait pas seulement que la recevoir mais l’accueille chez elle. Ainsi, s’amorce un processus d’appropriation, c’est-à-dire de faire sienne cette œuvre. Loin d’une réception purement passive, telle la langue qui reçoit l’hostie, s’approprier une œuvre d’art sera un acte qui, dans certains cas, en la prolongeant, pourrait s’apparenter à la création artistique. Par exemple, un acte d’appropriation cherchera à soulignera ce que chaque genre, médium ou discipline lui exigera de plus percutant : dans l’écoute musicale, on dégagera davantage l’émotion mise en sons, ce qui renvoie à la plus grande force de la musique; dans les différents arts visuels, on trouvera des plaisirs insoupçonnés que ceux-ci savent mieux que les autres arts à nous offrir, la sensualité. Quant à l’écriture, sous ses diverses incarnations- poésie, théâtre, roman et essai - , l’intelligence sera interpellée comme il se doit. Quoique, l’intelligence, l’émotion et la sensualité, dans des dosages variables, s’offrent à nous dans toute œuvre d’art peu importe la discipline. Depuis longtemps, on a abandonné le rêve, ou plutôt l’utopie, de Richard Wagner de créer une œuvre d’art totale, fusionnant dans un ensemble cohérent chacun des arts- musique, texte et arts plastiques. Mais voilà, dans un roman, un tableau ou une symphonie se trouve dans la particularité de sa discipline et de son genre, sans fusions forcées, l’œuvre d’art de cognition totale : intellect, sensualité et émotion offerts ensemble, mais à des degrés divers, au bénéfice de l’amateur. Le chanceux!

Bien au-delà des habitudes encouragées par le commerce culturel, cette pratique d’appropriation, variable en intensité, se différencie en quatre modes dont j’esquisserai brièvement, ci-dessous, les trois premiers avant de me concentrer sur la quatrième, celui que je privilégie.

On pourrait classer les deux premiers comme des modes d’appropriation d’intériorité, en ce sens qu’une œuvre est intégrée à la vie intime de la personne.

Le premier mode d’appropriation, possiblement le plus ancien, renvoie à la religion en ce sens qu’un objet, geste ou texte sont considérés par la tradition comme relevant du « sacré » : relique, fétiche, icône, chant liturgique, danse rituelle, écriture religieuse. Ce mode d’appropriation a subi les contrecoups des transformations sociales. Malgré les apparences, la religion dans nos sociétés développées est depuis longtemps en nette régression. Il est bien loin l’ancien régime des esprits caractérisé par la prédominance de l’esprit religieux. Dans ce monde d’autrefois, le vecteur culturel prédominant était le sentiment d’appartenance à un clan, une tribu, une patrie ou une foi. L’appartenance est le signe d’une société dans lequel le pouvoir cherche à s’accaparer tout espace de vie en marginalisant ou en excluant (en exterminant, même) l’autre, la différence, le rival pour asseoir son absolutisme. Progressivement, le sentiment d’appartenance a cédé sa place comme principal vecteur culturel à la recherche et l’affirmation de l’identité qui marque, sans conteste, notre société. De nos jours, l’art sacré, ou ce qui présente comme tel, devient un bric-à-brac, une échoppe…

L’autre mode d’appropriation d’intériorité est l’art dit engagé : par lequel des œuvres sont mises au service d’une cause, politique ou sociale. Il peut s’agir d’une manifestation artistique spécifiquement produite pour soutenir une cause quelconque, l’artiste étant consentant, ou encore une œuvre déjà existante dont la signification sera cooptée par les promoteurs de la cause. Ce genre d’appropriation variera selon les circonstances qui le suscitent.

Je n’insisterai pas davantage sur ces modes d’appropriation que je qualifie d’intériorité sauf pour y souligner que, dans leur cas les œuvres, sans être pour autant soustraites aux impératifs du marché, semblent ne pas être soumises à un processus de marchandisation aussi intense que ce qui est devenu la norme de nos jours. Les formes d’art sacré et engagé paraissent, donc, répondre à des croyances religieuses ou spirituelles, ou encore à des besoins d’un militantisme social ou politique. Et, comme tel, ne seront que partiellement affectés par l’intensification de la marchandisation de l’art en cours.

Ce qui m’amène tout naturellement au troisième mode d’appropriation de l’art que je répertorie, ici, qui, contrairement aux deux précédents, sera désigné comme mode d’extériorité. J’entends par là un mode d’appropriation par lequel un individu s’approprie des œuvres comme des objets de plaisir envers lesquels il se montrera toujours distant, en ce sens qu’il ne les concevra pas comme une partie intégrante de son « moi profond ». Un tel détachement n’empêche aucunement que cet individu se passionne, par exemple, pour un roman ou pour un film. Une telle extériorité se constate nettement dans le cas du mode d’appropriation dominant de la culture actuelle : le divertissement ou, pour les arts plastiques, le décoratif. L’amateur des produits offerts par la culture populiste peut, certes, ressentir pour eux une passion légitime, mais l’objet de cet enthousiasme sera, plus souvent qu’autrement, un art cultifié, c’est-à-dire, une production commandée et gérée à des fins commerciales. L’industrie du divertissement se montre très efficace à pourvoir constamment en nouveaux produits les différents segments et niches du public pour leur aider à combattre l’ennui de l’existence…



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Je voudrais insister maintenant sur un dernier mode d’appropriation, lui aussi d’extériorité, que je désignerai comme « esthétique ». Comme dans le cas du mode d’appropriation marqué par la demande d’un divertissement, le mode de la jouissance esthétique ne transforme en rien la réalité sociobiologique de l’individu qui s’y adonne. Ce dernier devra, donc, prendre acte des ruines de toute utopie, tout en recherchant différents effets dans l’art qu’il s’approprie : pour l’un, ce sera la capacité d’adjuvant que lui procure une oeuvre; pour un autre, des moyens lui permettant de compenser les limitations de sa vie; enfin, pour un dernier, une consolation qui lui rende plus sereine l’existence. Adjuvant, compensation, consolation : ce sont là des effets qu’une appropriation esthétique offre à l’individu, à condition de passer par-dessus les impositions que le pouvoir culturel met en place. La réussite d’une telle appropriation sera mesurée par la possibilité de faire revivre les forces investies dans l’œuvre, c’est-à-dire les sources de sa puissance. Telle est l’offrande de l’art : sa fécondité qui nous permettra de capter les effets de la puissance cristallisée dans l’œuvre et de la désaliéner. Si la culture est le terrain où s’exerce le pouvoir, perçu et vécu comme une imposition, l’art demeure une réserve de liberté par laquelle l’individu peut surmonter ces effets de pouvoir par une appropriation esthétique qui libère les effets de puissance de l’oeuvre.

En guise d’exemple, pour mieux faire comprendre ma conception de l’œuvre d’art comme réservoir de puissance, dont il est loisible de puiser, je rapporterai ma récente relecture, deux décennies après la première, des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, ouvrage paru en 1958. Du balcon assailli par la canicule, où j’étais assis, mon esprit voyageait plutôt dans l’Empire romain du deuxième siècle. À la fin du roman, dans la section très justement intitulée Patientia, l’empereur Hadrien, vieilli et agonisant, entreprend, avant le départ pour l’au-delà, l’examen de conscience, pour reprendre une notion que les religieuses nous disaient dans mon enfance. En contemplant sa vie, l’empereur déclare à son futur successeur Marc-Aurèle, selon l’artifice littéraire retenu par l’auteure, ce qui suit :

« La vie est atroce; nous savons cela. Mais précisément parce que j’attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l’immense masse des maux, des échecs, de l’incurie et de l’erreur. » (page 313, de l’édition Folio, Gallimard)

Et, s’adressant à soi-même, Hadrien ajoute une dernière pensée :

« Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus…Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts… » (ibid., page 316)

J’avoue avoir lu ces phrases avec quelques sanglots, vivement ressentis, dans la gorge. Ces larmes n’ont pas été suscitées par le personnage historique de l’empereur, dont un compte-rendu minutieux m’aurait laissé de marbre, mais plutôt par l’épaisseur textuelle du récit de Yourcenar qui, malgré une retenue et une pudeur typiques de l’auteure, laisse transpercer tout le pathos de son personnage.

Mais bien plus, la lecture peut être aussi un acte artistique quand le lecteur réussit à retirer d’un texte tout son suc. À la fin de ces mémoires apocryphes, Yourcenar nous tend un miroir où, pour peu qu’on saisisse l’occasion, il nous est offert de contempler lucidement, comme Hadrien, l’approche de la fin de notre existence.

Voilà un effet de puissance de ce texte, qu’il nous fait prendre conscience par l’art accompli de son écriture que la vie comporte deux moments sacrés, si tant est que le sacré existe et ne soit pas une illusion réconfortante : notre naissance et notre mort. Entre ces deux extrémités, notre vie n’est-elle pas une immense masse des maux, des échecs, de l’incurie et de l’erreur. À des degrés divers, des moments de profanation.



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Au terme de ce texte, je dois maintenant aborder l’élément central de mon argumentation contre la menace culturelle, celle que fait peser la culture populiste sur l’appropriation esthétique de l’art.

Parmi les caractéristiques de la culture de l’époque actuelle, l’une des plus néfastes est sans aucun doute la nature versatile des opinions et des goûts. Dans le cadre de cette démocratie populiste, l’idéologie dominante pourrait très bien se résumer au mot d’ordre suivant : « Satisfaire tous les goûts, respecter toutes les opinions ». Dans cette lignée, on s’insurgera contre la dictature du jugement, c’est-à-dire du labeur collectif des générations antérieures qui, de manière progressive et souvent conflictuelle, ont établi, selon des critères propres à chacune des disciplines artistiques, une hiérarchie des œuvres. On appelle ça un canon, dont la remise en cause est certes nécessaire pour tenir compte d’un changement des circonstances ou des nouvelles productions qui surgissent. Or, dans un contexte où les pratiques de diffusion culturelle, par le cinéma, la télévision et les services en ligne, sont centrées sur le rendement optimal, toute production artistique se verra transformer en spectacle et divertissement.

Le pouvoir culturel de nos jours est justement concentré dans la nébuleuse des médias, des firmes de publicité et de commercialisation ainsi que les entreprises de communications. On assiste depuis déjà un siècle, par vagues successives, qui en approfondissent l’efficacité, à la mis en place d’une « pensée média », par laquelle leurs artisans réussissent à instaurer une attitude auprès du public qui prédispose à accueillir leurs impositions de produits culturels.

Une autre caractéristique néfaste de la culture populiste, grandement encouragée par les médias actuels, et sûrement ceux de l’avenir, est le poids démesuré accordé aux créations artistiques du présent aux dépens de celles du passé. Tout au plus, l’art du passé constitue-t-il une carrière d’où serait extrait un minerai transformé par suite en « œuvre historique ». Ainsi, des œuvres majeures du passé sont-elles dissoutes par la culture populiste en autant de fragments, citations, bribes pour servir aux productions affadies et édulcorées offertes à un public qui, avec les années, perd l’expérience de la puissance que peuvent dégager des œuvres d’art authentiques.

Nous assistons à un rapetissement de l’expérience de substitution qu’offre l’art. Déjà que, grâce justement à la prééminence des médias dans notre société, les jouissances de l’immédiat, corporelles surtout, d’une vie, donc, sans médiation, perdent de leur vigueur au profit d’une médiatisation de la vie.



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Ces caractéristiques néfastes de la culture populiste renferment une menace pour l’appropriation esthétique, qui, sans nécessairement aboutir à la création de nouvelles œuvres, constitue néanmoins une forme d’art, c’est-à-dire d’une pratique artistique dont le matériau est sa propre existence.

Un art de l’appropriation de l’art, qui, presque inévitablement, conduirait l’individu qui s’approprie l’art de cette façon à s’opposer aux impositions de la culture ambiante. Il s’agirait aussi d’une réaction voire une résistance au naufrage de l’art dans le bain d’acide dissolvant de la culture. Car, de nos jours, la culture incite, pour ne pas perdre un instant, aux expériences les plus disparates, à la décomposition des rapports sociaux réels au profit des virtuels favorisés par l’Internet relationnel, et à la dissolution progressive de l’être, ou du moins du sentiment d’unité de l’être.

Mais, le plus important, c’est que l’appropriation esthétique renforcerait la synthèse qui, consciemment ou non, s’opère et se renouvelle sans cesse. Une synthèse qui permet à l’individu d’intégrer à sa vision du monde, (en espagnol, il y a ce joli mot : cosmovisión), qui est une synthèse plus générale, les œuvres plastiques, visuelles, musicales ou littéraires qui l’ont marqué, et il continue à en soutirer les effets de puissance dont j’ai parlé antérieurement. D’écrire sa vie avec l’encre de l’art sur le papier de la culture.

La culture populiste, par sa dynamique même, nous propose constamment du neuf, du nouveau, de l’inédit, de l’inattendu, alors qu’elle nous ressert le plus souvent du réchauffé. Cela nous enfermerait dans le présent éternel de la consommation de notre propre vie. D’où l’importance de maintenir l’accès aux œuvres du passé, et même celles d’un passé lointain, car, par notre appropriation, lorsqu’elle est reprise pour notre plaisir ou notre réflexion, celle-ci redeviendra une œuvre d’actualité.

Rien n’est plus déplorable que de classer comme « classiques » , les œuvres du passé. Elles seront soumises ainsi à notre vénération et à notre oubli, comme ce Dieu auquel on ne croit plus mais qu’on fait semblant d’adorer en visitant des églises vides. Or, la divinité des œuvres du passé existe à l’état de sommeil profond, c’est la puissance que son créateur y a aliénée et que nous pourrions ramener à la vie.

Appelons ça le côté transhistorique, ou autrement dit, trans-temporel, de l’art des époques antérieures.
« Nos contemporains, les Anciens », voilà ce que nous pourrions avancer tout autant que nous serions les contemporains des hommes et des femmes de l’an…2200! Nous ignorons évidemment quel profit ces lointains descendants pourraient retirer de nos productions récentes, mais nous n’avons qu’à songer au bénéfice que nous obtenons de notre fréquentation des classiques.



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S’ouvre donc devant nous la perspective d’une « diététique » contre l’obésité culturelle : la méfiance sera de mise devant les innombrables produits de l’industrie, que les médias complaisamment portent aux nues dès leur lancement. De ce faux paradis de l’adulation d’un bref moment, combien d’entre eux sombrent ensuite dans l’enfer de l’oubli? Ne vaudrait-il pas mieux soumettre, d’abord, les nouvelles oeuvres au purgatoire du temps?

Pour l’individu harcelé devant le foisonnement que lui réserve la culture, et qui rend impossible tout examen exhaustif ou, simplement, la tentative de se tenir au courant, le choix d’un corpus limité d’œuvres, du passé ou récentes, offre la promesse d’une libération d’énergie vitale. Se sentir libre d’une vie devenue trop médiatisée, à une communication factice et aux banalités facebookiennes. Quoi de mieux, donc, que la communion avec l’art?

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À notre époque, la culture met en péril l’art.

Pour conclure, je rappellerai à mon vieil ami qui m’a lancé sur la voie de cette méditation sur l’art, que le « conservatisme » reproché n’est, au fait, que l’expression d’un art, celui de l’appropriation des trésors du passé, mais qui ne m’empêchera nullement de m’intéresser aux plus récents, s’ils se présentent. Mon « élitisme » ne renvoie qu’à un souci de me distancer d’une expérience commune appauvrie par le pouvoir culturel. Mon « dogmatisme », un désir de mettre de l’ordre, d’assurer la synthèse de ce qui vaut la peine dans la vie, dans ma vie.

En guise de coda, pendant la période la plus intense de ces méditations, j’ai fait un rêve fort instructif : Je suis devant une porte qui conduit vers une salle oblongue, plongée dans la pénombre. J’entre, mais j’éprouve de la difficulté à voir devant moi; cette salle qui semble donner sur l’infini… Le plafond est en forme ogive et, de ces hauteurs, je peux à peine apercevoir des tableaux, des peintures, mais je ne puis aucunement en connaître les détails. Tout restera donc dans le flou éternel. Cet art me sera donc toujours inaccessible! Sentiment de frustration et de peur, qui se prolonge au réveil. Ce n’était qu’un rêve, ou était-ce une préfiguration de mon entrée dans le trou noir?





















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Anonyme a dit...

J'ai l'honneur de compter Marcel Pleau parmi mes amis de longue date et je suis son évolution intellectuelle et littéraire depuis trente ans. Le texte publié ici en est le résultat et le fidèle reflet de sa pensée. J'applaudis son effort de synthèse et le cri d'alarme qu'il lance contre « la menace culturelle », qui est, à notre époque, on ne peut plus pertient et percutant. - Paul Leroux